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A l'ombre des bellombras
Cherchell : De juba à Djebar, héritages et expressions
Publié dans El Watan le 11 - 04 - 2015

Capitale de Juba II et ville natale d'Assia Djebar, Cherchell regorge de trésors archéologiques et culturels. Une richesse inestimable menacée par l'oubli et les affronts du temps, mais portée par des habitants amoureux de leur ville. Invités par le Musée national des antiquités, pour une quinzaine artistique à la mémoire d'Assia Djebar (du 2 au 16 avril), nous mettons les voiles sur l'antique Césarée. Voyage dans l'espace, le temps et les symboles...
Cité deux fois millénaire, Cherchell est un creuset de civilisations et de cultures qui s'offrent au visiteur dès le premier regard. Face à la place des Martyrs s'élève un bâtiment qui a toutes les apparences d'un temple grec ou romain. Etonné par la parfaite conservation de l'édifice, on se rapproche pour découvrir qu'il s'agit en fait de la mosquée Errahmane, anciennement cathédrale Saint-Vincent, érigée par les colons à l'aide de matériaux recueillis sur les ruines romaines omniprésentes dans la ville.
Ou comment plusieurs couches de l'histoire peuvent se sédimenter dans le même édifice... Il est, par ailleurs, impressionnant de voir des colonnes, des bas-reliefs et des stèles antiques joncher la place des Martyrs (antique forum de la ville). Sur cette vaste place identifiable par ses bellombras, arbres aux formes généreuses originaires d'Amérique latine, les habitants n'hésitent pas à recycler ces précieux vestiges en tables ou bancs publics improvisés. «Ici, on se frotte à l'antiquité dès notre enfance !», plaisante Hatem, jeune universitaire. La cité est entourée de vastes thermes, d'un amphithéâtre, d'un cirque, de nécropoles, d'aqueducs…
De plus, à l'occasion de constructions, de nouveaux vestiges sont très souvent découverts. Si la cité d'Eldorado où il suffisait de se pencher pour trouver de l'or est restée une légende d'orpailleurs, l'Eldorado de l'archéologue existe bel et bien. Il se situe à 90 km à l'ouest d'Alger, dans cette belle ville portuaire. Ces sites archéologiques sont malheureusement laissés en l'état en attente de fouilles approfondies ou d'une mise en valeur. Entourés de simples barrières, ils ne sont protégés ni de la dégradation naturelle ni des actes de vandalisme.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, les Cherchellois tiennent vraiment à ce patrimoine qui témoigne du prestigieux passé de cette métropole qui fut capitale de la Maurétanie Césarienne (voir encadré) sous le règne du très érudit roi numide Juba II. «Il y a danger réel que les traces se perdent inexorablement à jamais, beaucoup ont déjà été détruits. Ce sera la disparition de la cité, de son âme ! Qui en témoignera ? Chercher Cherchell avant son extinction définitive est un chant d'amour et un cri d'alarme, un désir ardent d'alerter les consciences et susciter les initiatives pour la défense de ce patrimoine inestimable», écrit Kamal Bouchama, ancien ministre et diplomate natif de la ville, dans son bel ouvrage intitulé De Iol à Caesarea à…
Cherchell (Mille-feuilles, Alger, 2008). Un récent événement est venu prouver encore une fois l'attachement des Cherchellois à leur patrimoine, mais aussi le danger qui le guette. En novembre 2014, la destruction d'une partie de la belle «fontaine romaine» qui orne la grande place avait soulevé une vive indignation des citoyens. Un individu, qui sera déclaré mentalement irresponsable après enquête, avait attaqué pour la deuxième fois les masques monumentaux qui décorent cette fontaine.
Un des masques, qui fort heureusement sont des répliques de vestiges conservés au musée, a été totalement détruit. Mme Aïcha Hioun, conservatrice du musée, qui s'est dit «choquée» par cet événement, nous assure que les Cherchellois sont «très jaloux du patrimoine historique et archéologique de la ville». Quelques mois après, cette destruction revient encore dans de vives discussions entre citoyens qui mettent en doute «la thèse de la folie» et pointent du doigt le radicalisme religieux et iconoclaste. L'une n'empêchant d'ailleurs nullement l'autre…
La ville fut pourtant un brillant exemple de coexistence culturelle et religieuse. Une petite visite au musée des Antiquités, fondé en 1908 et devenu national en 2009, nous offre une plongée dans le prestigieux passé de Cherchell avec ses collections prestigieuses connues au-delà de nos frontières (mosaïques, statuaires…). D'abord promontoire phénicien, Iol était déjà une porte incontournable de la rive sud de la Méditerranée. Les échanges commerciaux n'allaient pas sans leurs pendants culturels. A partir du règne de Juba II (25 av. J.C.), Césarée devenait capitale de toute la Maurétanie. Le souverain numide était féru de culture grecque comme l'attestent les trésors archéologiques conservés au musée.
On y trouve des traces de divers cultes (latin, grec, égyptien, punique…) témoignant d'une ville multiconfessionnelle et cosmopolite. Comment en serait-il autrement pour ce roi berbère, de culture grecque et latine, qui a épousé l'Egyptienne Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre ? «Cherchell, te souviens-tu de Juba et de ceux qui donnèrent à ton trône le nom de Cæsarea ?... Ah ! Pourquoi a-t-on dit de Juba ''le second'' alors qu'il fut premier dans l'essor des cités ?», chantait le poète Moufdi Zakaria dans son Iliade algérienne. Mais Cherchell a été victime de son prestige.
Tandis que les vestiges d'un village comme Tipasa ont assez bien résisté dans le temps, Cherchell, cité portuaire stratégique, a attiré plusieurs civilisations qui ont reconstruit la ville aux dépens des sites archéologiques, analyse Mohamed, diplômé d'archéologie attaché au musée. En effet, Cherchell ne fut pas seulement «romaine». Occupée successivement par les Vandales et les Byzantins, elle deviendra plus tard musulmane. Cherchell est aussi andalouse, avec les réfugiés de Grenade dont subsistent l'art de vivre et le raffinement citadins, et ottomane avec son port qui ne pouvait qu'attirer les vaillants marins au service de la Sublime Porte.
La colonisation française façonnera le visage de la ville avec des références architecturales exclusivement centrées sur le passé romain. A côté de tout cela, Cherchell, depuis ses origines, est évidemment amazighe, avec les habitants du mont Chenoua et leur parler chantant qu'on entend fuser en se baladant dans le marché. «Cherchell, ô Cherchell qu'on appelait jadis Iol et Cesarée…», dit le refrain d'une célèbre chanson chaâbie de cheikh Aïssou. Encore un élément qui montre on ne peut mieux la continuité culturelle de la ville à travers les âges. La musique est une des facettes du savoir-vivre et de la créativité de Cherchell.
On y trouve de brillantes troupes de musique arabo-andalouse, à l'image de l'association Errachidia que nous avons eu le plaisir d'écouter en pleine répétition à la bibliothèque communale de la ville. En plus de la pratique en concert ou lors des mariages, ce répertoire ancien est également présent dans la sphère privée, notamment au sein des demeures de Aïn Ksiba, vénérable Casbah de la ville. Les Cherchelloises organisent en effet des concerts privés exclusivement féminins dans l'ambiance feutrée des maisons de la vieille cité. En quelque sorte Femmes de Cherchell dans leurs appartements...
Et le chaâbi, loin d'être un apanage algérois, est également présent en force dans la ville de cheikh Nador. Les habitants de la ville revendiquent la célébrissime romance Chehilet Laâyani qui aurait été écrite et chantée en 1958 par le fils de la ville, Abdelkrim Garami. Mais la Cherchell artistique ne vit pas que sur ses gloires passées. Abdelaziz Bekhti, plus connu sous le diminutif de Baâziz, est aussi un enfant (terrible) de la ville.
Ce chanteur populaire (et même très populaire) aux allures de marin et à la plume rebelle habite toujours près du port. Fils d'Ahmed Mansour Bekhti, lui-même musicien et marin, Baâziz est aussi le frère de Abderrahmane Bekhti, plasticien et animateur de la scène culturelle locale et de Aouïcha Bekhti, militante féministe que nous avons rencontrée lors de la conférence sur l'œuvre d'Assia Djebar. La scène artistique de Cherchell est encore bien vivante aujourd'hui avec de beaux symboles contemporains, à l'image du rock des Cesariums.
Fondé dans les années 1970, ce groupe reprend du service après des décennies d'interruption et prépare même un album, mais avec de nouveaux musiciens qui ne sont autres que les enfants des fondateurs. Les femmes ont joué et jouent toujours un rôle important dans la vie culturelle de la ville. Assia Djebar estimait que la relative indépendance des Cherchelloises leur viendrait du fonds berbère qui façonne encore les mentalités.
En contrebas du mausolée de Sidi Brahim El Ghobrini, saint patron de la ville, existait une plage uniquement réservée aux femmes, se souvient Aouïcha Bekhti. L'urbanisation a, depuis, recouvert la plage et beaucoup d'anciennes traditions ont disparu, comme la visite du mausolée, la veille de la fête du Mouloud, avec chants rituels et somptueux fnar (lanternes soigneusement décorées). Le rite avait repris un temps durant les années 1990 comme un défi aux tenants de l'intégrisme, se souvient encore notre interlocutrice.
D'autres traditions subsistent face aux attraits de la modernité et aux menaces du puritanisme importés. «Le mariage selon le rite de Sidi Maâmar est, par exemple, toujours pratiqué», nous apprend Nora Sari, qui décrit ce rituel extrêmement codé, ainsi que d'autres pratiques perpétuées par les femmes, dans son livre Un concert à Cherchell (Casbah éditions, 2014). Evoquant les femmes de Cherchell, on ne peut s'empêcher d'évoquer le souvenir d'une moudjahida au courage exceptionnel à laquelle Assia
Djebar n'a cessé de rendre hommage : Yamina Oudaï. Après l'exécution de son mari et de son fils, elle devint, fait rarissime pour une femme, responsable du maquis de la région. En 1957, elle sera capturée, torturée pendant dix jours, puis exécutée. Le corps de la Femme sans sépulture (titre du récit que lui consacre Assia Djebar) ne sera identifié qu'en 1984. Le film Nouba des femmes du Mont Chenoua, réalisé par Assia Djebar en 1978, lui est également dédié. Tous ces aspects de Cherchell permettent de mieux comprendre le parcours littéraire de la grande écrivaine.
On ne s'étonnera pas de sa profonde connaissance de l'héritage grec et latin devant sa présence physique dans la ville de son enfance, ni de son intérêt pour les strates qui font l'identité algérienne avec son noyau berbère, musulman et arabe et de multiples autres apports. De plus, Cherchell est fortement présente dans ses œuvres, nous rappelle l'universitaire et auteure Yamilé Ghebalou : «Le vieux quartier de Aïn Ksiba, les maisons des vieilles familles cherchelloises qui se trouvent dans le quartier de l'Ahfir, le grand amphithéâtre romain, les ruelles silencieuses qui abritent les maisons à patios. Les trajets avec l'aïeule désignent notamment le Saint Patron de la ville de Cherchell Sidi Braham El Ghobrini et Sidi Abderahmane.
Les bains maures (…) Hammam Sidi Younès, Hammam Sari, vieux thermes romains, réintroduits dans le tissu urbain de la ville arabe, même non nommés, sont reconnaissables». Bref, si Assia Djebar n'a pas toujours habité Cherchell, Cherchell l'a toujours habitée. La meilleure preuve, estime Aouïcha Bekhti, est qu'elle ait souhaité y trouver sa dernière demeure. Elle a, en revanche, regretté que la bibliothèque communale où a eu lieu sa veillée funèbre ne contienne aucun de ses ouvrages. Mais les choses changent... Au cimetière, on interroge une vendeuse de fleurs sur l'identité du tombeau placé à l'entrée. «C'estAssia !», répond la fillette.


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