Comme Sofiane et Belaïd, ils sont nombreux à vivre encore avec leurs blessures physiques et le souvenir douloureux d'un déni de justice. Nous sommes mardi 24 avril 2001. Une marche des lycéens s'ébranle à travers les rues de la ville d'Akbou, à 70 kilomètres au sud de Béjaïa, en Kabylie. La procession humaine doit aboutir devant le commissariat de la nouvelle ville mais les forces anti-émeutes empêchent les manifestants d'avancer au centre ville. Il s'ensuit un violent accrochage et un nuage de gaz lacrymogènes planera bientôt sur les lieux. Sofiane, jeune lycéen de 16 ans à l'époque de ces faits, se rappelle y avoir participé pour revendiquer, comme tant d'autres jeunes de sa génération, la libération de leurs camarades d'Amizour interpellés par la police trois jours auparavant. En effet, en ce dimanche 22 avril, trois collégiens accompagnés par leur enseignant d'éducation physique ont été tout bonnement interpellés par des gendarmes qui leur reprochaient injustement d'avoir crié «nous ne sommes pas des Arabes» ! Cet événement et celui de l'agression puis l'assassinat, le 18 avril 2001de Guermah Massinissa, un lycéen de Beni Douala (Tizi Ouzou), ont été suivis par l'embrassement de la kabylie. Après une semaine d'émeutes, la ville d'Akbou avait perdu cinq de ses enfants. Sofiane avait failli en être le sixième. «Un policier lui a tiré dessus à bout portant avec son pistolet automatique», témoigne un autre militant, S. A, qui a lui-même transporté le jeune lycéen vers le centre de santé de la ville. «La balle avait transpercé mon abdomen et est ressortie. J'ai failli y laisser ma vie», reprend Sofiane d'un ton sec. Après sa convalescence, l'émeutier a été exclu de son lycée. «L'administration n'avait pas pris en compte que j'ai été gravement blessé, mais ce n'est que grâce aux animateurs des archs, à l'époque, que j'ai pu reprendre mes études», narre-t-il. Assis sur une chaise dans le hall glacial du tribunal d'Akbou, une pile de dossiers entre les mains, Sofiane explique les raisons qui l'ont conduit, 14 ans plus tard, à monter une association locale des victimes du printemps noir dont il est le président. Visiblement, sa blessure ne lui a pas laissé que des séquelles handicapantes. Elle l'a boosté. Juriste de formation, ce trentenaire est devenu avocat. «Notre association s'adresse à tous les blessés des événements de 2001. 15 ans après les événements douloureux du printemps noir, il y a des blessés qui expriment le besoin d'une prise en charge sociale et médicale», dit-il. Une demande d'audience a été introduite auprès du wali de Béjaïa afin de discuter de cet aspect, mais aucune réponse n'a été rendue. Maître Sofiane Ikken assure qu'il existe des milliers de blessés qui nécessitent des soins dont certains doivent se rendre impérativement à l'étranger. Même année, mêmes événements. À travers les localités de la wilaya de Tizi Ouzou, les jeunes sont également sortis dans les rues pour le même combat : dénoncer la hogra et la répression sauvage qui s'est abattue sur la population. De Béjaïa à Tizi Ouzou la même détresse Samedi 28 avril 2001. Il est 13h. Devant la brigade de la gendarmerie du chef lieu de la daïra de Larbaâ Nath Irathen (27 km au sud de Tizi Ouzou), des échauffourées éclatent entre jeunes manifestants et gendarmes. Se protégeant derrière les piliers d'un immeuble, des dizaines de jeunes révoltés jettent des pierres, des cocktails Molotov en direction des gendarmes postés sur le toit. Belaïd, 45 ans aujourd'hui, était parmi les manifestants ce jour-là. Il avait 31 ans à l'époque. Il faisait partie de ces milliers de jeunes qui se sont soulevés suite à la mort du jeune Massinissa Guermah, tué à bout portant par un gendarme dans l'enceinte même de la brigade de Béni Douala. Belaïd a bien voulu raconter ce jour fatidique où sa vie a basculé. Décrivant cette journée comme étant la plus cauchemardesque de toute son existence, il dit : «Nous n'avons jamais imaginé que l'Etat algérien arrivera au point de tirer à balles réelles sur des manifestants qui revendiquaient leur droit à la liberté et que la hogra cesse». Chômeur à l'époque des événements, Belaïd gagnait sa vie en vendant du tabac au centre ville, avant de prendre une balle dans la jambe. «J'ai été transféré au CHU de Tizi Ouzou où on m'a amputé ma jambe avant de bénéficier d'un transfert vers l'Angleterre pour la pose d'une prothèse». Mais 5 ans après son déplacement en Angleterre, il devait repartir en France pour changer de prothèse, mais en vain. Il ajoute : «En France, on m'a expliqué que mes soins ne peuvent être prodigués avant le payement des frais qui s'élevaient à environ 800 euros». Il explique la cause avancée par l'hôpital français : «On m'a fait comprendre que l'Etat algérien représenté par la CNAS avait beaucoup de dettes envers la France en matière de santé et qu'il fallait payer d'avance, mais depuis, je me suis habitué aux béquilles. Les prothèses locales ne sont pas adaptées, elles me causent des douleurs». Durant sa convalescence, cet homme a survécu grâce à une personne à qui il a tenu rendre hommage. «Ma femme. Elle m'a été d'un soutien moral non négligeable. Comme je ne pouvais pas travailler, elle s'occupait de préparer des galettes et des gâteaux traditionnels que l'on vendait. C'est elle qui subvenait aux besoins de nos trois enfants.» Comme Belaïd, les blessés des événements de Kabylie de 2001 revendiquent un statut. «Je touche une pension de 12 000 DA depuis 15 ans». Dans son petit local de deux mètres carrés qu'il loue à un prix dérisoire, Belaïd conditionne des fruits secs, notamment les cacahouètes qu'il revend aux épiciers de la ville et autres cafétérias. Ayant toujours besoin d'assistance, il engage une voisine pour l'aider dans la torréfaction.