Ils sont la mémoire physique des événements du Printemps noir, cette contestation populaire déclenchée dans la région de Kabylie en avril 2001 : des hommes et des femmes, tous âges confondus, ont survécu à de graves blessures dans d'atroces souffrances. Douze ans plus tard, ces acteurs, qui avaient défié l'appareil répressif du pouvoir, traînent des séquelles psychiques et des handicaps lourds. Ils avaient bravé la mort pour exprimer leur colère, revendiquer la justice, dénoncer la «hogra» après la mort tragique du jeune lycéen Massinissa Guermah, froidement assassiné à l'intérieur de la brigade de la Gendarmerie nationale de la localité de Beni Douala (15 km au sud de Tizi Ouzou), le 18 avril 2001. La répression sanglante, qui s'en est suivie, avait arraché 126 jeunes à leur famille et blessé plus de 2000 personnes à Tizi Ouzou. Une date qui a bouleversé le vécu des centaines d'entre eux. Que sont-ils devenus ? Quel regard portent-ils à cette décennie qui vient de s'égrainer ? Quelle prise en charge par l'Etat qui peine à assumer sa responsabilité dans ces événements tragiques, préférant réduire un soulèvement populaire à un simple chahut de quartiers ? Aujourd'hui, ils se sentent marginalisés, déprimés, au ban de la société. «En 2001, nous étions sortis pour un idéal, défendre une cause. Nous ne regrettons rien, même si nous traînons des séquelles nous empêchant de vivre normalement. Ce qui est regrettable, c'est que depuis, les revendications que nous avions défendues et tenté de porter très haut ne se voient pas sur le terrain. La preuve, jugez la vie sociale que mènent ces rescapés», dit l'un des blessés. Hamid avait 14 ans lors de ces événements. «Le chef-lieu de la commune de Beni Douala, village natal de Guermah Massinissa, premier martyr du Printemps noir, était bouillonnant. Lors des affrontements entre les forces de sécurité et les émeutiers, une balle en caoutchouc tirée de la brigade de gendarmerie a atteint mon œil droit provocant des dommages sur ma tempe et mon crâne», raconte-t-il, exhibant de larges cicatrices, également, à l'abdomen. Et d'ajouter : «J'ai 29 ans aujourd'hui, je prends en charge ma famille avec une minable pension.» Traumatisé, Djamel, 43 ans, qui travaille à Alger, se rappelle la mémorable marche des archs du 14 juin 2001. «A ce jour, à chaque fois que j'emprunte cet itinéraire (entrée est d'Alger, ndlr), des images traversent vertigineusement mon esprit… Je déprime», dit-il. Amputé d'une jambe, Kamal, un jeune de Larbaâ Nath Irathen, était électricien dans le bâtiment. Ce père de famille est réduit presque à quémander en plus des séquelles psychologiques dont il souffre. «Ma jambe coûte 12 000 DA aux yeux de l'administration, c'est tout ce que je perçois comme indemnité. Des gens comme nous ne peuvent plus reprendre le travail, aussi simple qu'il soit. Je suis un traitement pour mon goitre et la tension», indique-t-il dépité. «Je déprime. Je cours depuis 2008 afin qu'on m'accorde la prise en charge promise pour aller en France afin de me faire placer une prothèse. Personne ne semble se préoccuper de nous.» D'autres victimes qui n'ont pas été blessées physiquement souffrent autrement. Malika, veuve, élève ses trois enfants seule, depuis la mort de son mari tué par balle à Irdjen, à 20 km de Tizi Ouzou. «16 000 DA, c'est la pension que l'Etat me donne depuis la mort de mon mari. Je vis le cauchemar depuis. J'ai abandonné mon poste de travail en 2008, ne pouvant plus me concentrer sur mes tâches. Mes deux enfants ont été exclus de l'école, ma fille essaie de s'accrocher tant bien que mal à ses études», dit cette mère de famille qui raconte sa solitude. Tout compte fait, les victimes vivent dans une extrême précarité. Invalides qu'ils sont, leurs déboires ne s'arrêtent pas là. «Plus personne ne parlera à notre place, car nous avons l'intention de nous organiser en association qui réunira les vrais blessés d'avril 2001. Nous revendiquons un statut ; le montant de nos pensions varie entre 5000 et 16 000 DA, même pas le SNMG», regrettent-ils. Ces victimes qui n'aspirent qu'à une vie décente avec leurs enfants assurent : «Nous avons écrit au Premier ministre en vue de valoriser nos pensions, mais ce dernier nous a réorientés vers la direction de l'administration locale (DAL). Le DAL nous a reçus par courtoisie sans nous promettre grand-chose.»