Après une audience houleuse qui a duré toute la journée d'hier et a été marquée notamment par une passe d'armes entre les avocats de la défense, le procès a été reporté a dimanche prochain. Le procès a été renvoyé au 26 avril après une longue bataille judiciaire qui s'est terminée par la déconstitution des cinq avocats de Medjdoub Chani, le principal accusé. Ce dernier a mis le juge dans une impasse en refusant d'être défendu par un avocat. Une ambiance électrique a régné, hier, au tribunal criminel près la cour d'Alger, où s'est ouvert le procès de l'affaire autoroute Est-Ouest. Seize personnes (dont quatre en détention) et sept entreprises étrangères doivent répondre de plusieurs griefs allant de l'«association de malfaiteurs» au «blanchiment» en passant par la «corruption», «perception d'indus cadeaux», «trafic d'influence» et «abus d'autorité». Des micros, des rangées de bancs destinés aux journalistes et aux traducteurs ont été installés, ainsi qu'un écran géant, dans le hall du premier étage de la cour. Vers 9h30, le juge Tayeb Hellali fait son apparition avec ses deux assesseurs. Il commence par faire l'appel des accusés puis des 28 témoins, dont plus de la moitié sont absents, certains n'ayant pas été trouvés à leur adresse. Avocat de Medjdoub Chani, principal accusé, maître Tayeb Belarif avance vers la barre. «Le code de procédure pénale fait obligation au procureur général d'informer les accusés de la liste des témoins trois jours avant l'audience. Or, rien n'a été fait. Nous avons demandé la présence de sept témoins, dont les trois officiers du DRS qui ont mené l'enquête préliminaire, le juge d'instruction et le procureur de Bir Mourad Raïs et aucune réponse ne nous a été donnée», dit-il avant d'être interrompu par le juge. «Connaissez-vous la procédure ?» L'avocat : «Bien sûr que je la connais.» Le président : «Comment demandez-vous la convocation des officiers de la police judiciaire, du juge d'instruction et du procureur ?» Me Belarif : «Aucune loi ne m'interdit de le faire. Avant tout ce sont des justiciables au même titre que toutes les personnes qui sont sur la liste des témoins.» Le président se tourne vers le procureur général ; ce dernier conteste la demande de l'avocat : «La défense réclame le procureur de Bir Mourad Raïs, lequel : l'actuel ou son prédécesseur ? Je ne vois pas l'utilité d'une telle demande.» Le juge lève l'audience pour délibérer. Vers 10h30, il revient et déclare : «Le tribunal a estimé que la convocation des trois officiers de la police judiciaire dépendant du DRS, celle du juge Kamel Ghezal du pôle pénal spécialisé et du procureur de Bir Mourad Raïs est contraire à la procédure pénale. De ce fait, elle est rejetée.» Agissant au nom de l'accusé Sid Ahmed Tadj Eddine Addou, maître Merah soulève ce qu'il juge être un vice de procédure. Pour lui, son mandant a été poursuivi en tant que personne physique pour des activités dans le cadre de ses deux sociétés, alors que les sept sociétés étrangères poursuivies dans cette affaire le sont en tant que personnes morales. Il exhibe un arrêt de la Cour suprême qui, selon lui, confirme ses propos. Il évoque également la constitution de l'agent judiciaire du Trésor (AJT) en tant que partie civile qui, d'après lui, n'a pas la qualité en raison de la présence de l'Agence nationale des autoroutes (ANA) en tant que partie civile. L'avocat de l'AJT prend la parole : «Monsieur le président, nous n'arrivons pas à sortir de ce débat byzantin…» Il est interrompu par le président qui lui demande de «répondre par la loi». L'avocat poursuit : «Les confrères sont touchés par un nouveau syndrome de la peur. Ils ont ce que j'appelle la ‘trésophobie'. Comment peuvent-ils dire que l'Etat n'est pas touché par cette affaire alors que le financement de l'ANA se fait par l'Etat ?» Le procureur général, quant à lui, préfère rappeler aux avocats que «l'AJT n'a fait qu'informer le tribunal de sa constitution, dont la légalité ou non se décidera lorsqu'il statuera sur l'action publique après le jugement». Le procès du DRS Maîtres Belarif et Sidhoum évoquent l'article 273 du code de procédure pénale qui oblige le procureur général à informer les accusés, trois jours avant l'audience, de la liste des témoins : «Les accusés n'ont pas été informés. Je demande l'annulation de la procédure de préparation de l'audience.» Me Belarif s'insurge : «Nous demandons l'application des règles essentielles de la procédure. Celles qui garantissent la protection du juge. Nous sommes tous ici par la force de la loi, au nom de la loi et sous le contrôle de la loi, qui doit s'appliquer y compris au juge. Cette affaire interpelle la conscience de chacun d'entre nous.» Il revient sur l'enquête préliminaire menée par les officiers de la police judiciaire du Département du renseignement et de la sécurité (DRS). «Le rapport de l'enquête préliminaire, remis au procureur le 26 octobre 2009, fait état de l'arrestation de Medjdoub Chani le 26 septembre 2009. Lorsque nous lisons les documents joints, nous sommes étonnés. D'abord l'ordre de perquisition de la villa de l'accusé, située à Poirson, de son bureau à Dély Ibrahim et du siège de sa société Oriflam, à Hussein Dey, établi par le procureur de Bir Mourad Raïs. Le 28 septembre 2009 à 13h30, il y a eu le premier procès-verbal d'audition de Chani, mais aussi des autres accusés et d'autres actes de la procédure. Comment tous ces actes peuvent-ils être faits par le procureur de Bir Mourad Raïs en un temps aussi court ? Les documents montrent que ce dernier a été informé de l'arrestation de Chani le 28 septembre 2009, alors que la prolongation de la première garde à vue a été signée le 30 septembre, Aucun des documents ne mentionne le lieu de la garde à vue. Chani est revenu de France le 16 septembre 2009 et devait y retourner le 21. Son épouse avait perdu sa trace ; elle a déposé plainte pour sa disparition au niveau de la police luxembourgeoise, et devant les autorités consulaires algériennes. Puis le 26 septembre, on lui écrit qu'il a été arrêté. Comment a-t-il atterri chez le DRS ? Est-il allé taper à sa porte ? Il y a eu violation criarde de la procédure. La police judiciaire ne peut l'arrêter sans ordonnance du procureur. Nous voulons entendre les officiers qui ont mené l'enquête, non pas pour interférer dans leur travail, mais pour qu'ils nous éclairent sur ce qui s'est passé depuis sa disparition le 16 septembre jusqu'à son apparition au DRS. Toute la procédure a été violée durant la période de son audition. Il a été privé de ses droits au repos, à la communication avec sa famille et a subi des violences et des tortures. Il a été mis dans des conditions pénibles qui ne peuvent être évoquées sans soulever l'indignation. La procédure a été violée de manière inacceptable. Il est venu en Algérie pour investir, il se retrouve au milieu d'un complot judiciaire.» Me Sidhoum lui emboîte le pas : «Je vous défie de trouver dans ces boîtes d'archives un seul document qui prouve le contraire de ce qu'on avance. Chani a été enlevé le 16 septembre par le DRS pour être gardé dans les geôles. Dans aucun document on ne mentionne l'endroit de la garde à vue qui a duré 20 jours. Il était dans un endroit inconnu. Plus grave, Chani n'a pas eu droit à une visite médicale, comme le prévoit la loi. Dans le dossier, il y a une fiche médicale avec l'entête du DRS, sur laquelle étaient mentionnés la date d'arrestation, le numéro de cellule et le résultat de l'examen, RAS (rien à signaler). Est-ce légal ? Ce sont de graves violations. Durant les vingt jours de sa garde à vue, il a été torturé. Il a été présenté à 00h30 au parquet de Sidi M'hamed pour être entendu à 3h. Aujourd'hui, Chani s'adresse à vos consciences…» Maître Wiliam Bourdon, du barreau parisien, fait son apparition. Il a réglé son problème avec le bâtonnier quelques heures auparavant ; Me Sellini lui reprochait de n'avoir pas respecté les règles de l'éthique. D'emblée, Me Bourdon explique que les règles de réciprocité sont valables en France et en Algérie. Le président lui demande de plaider en langue arabe ou de se faire aider par un traducteur. L'avocat insiste en précisant qu'il comprend quelques bribes de la langue arabe, apprise durant son enfance quand il vivait en Algérie, pendant la colonisation française. Le président refuse, soulignant qu'il y va de la souveraineté du tribunal. Un traducteur est appelé à la barre. Me Bourdon parle des aveux de Chani «extorqués sous la torture, des faits pour lesquels une plainte a été déposée auprès de la justice luxembourgeoise, du Comité onusien des droits de l'homme à Genève et auprès du groupe de travail contre la torture». «La plainte a été reçue au Luxembourg puisque Chani a la nationalité de ce pays, qui lui assure sa protection. L'Algérie est le champion des signataires des conventions de protection des droits de l'homme, pourtant les faits dénoncés par Chani sont très graves», déclare Me Bourdon, avant d'être interrompu par le procureur général qui a remarqué que Me Sidhoum faisait la traduction à la place du traducteur : «C'est un traducteur assermenté qui doit traduire et non pas un avocat. Respectez le tribunal.» «Nous sommes en Algérie et non pas en France ou au Luxembourg» La remarque enflamme Me Berghel : «Comment un avocat peut-il s'abaisser à servir d'interprète à un autre avocat ?» Me Sidhoum réplique : «Parce que l'interprète traduit mal.» Me Berghel : «C'est très grave, élevez votre niveau. Nous sommes en Algérie. Nous n'acceptons pas que des avocats étrangers viennent nous donner des leçons sur les droits de l'homme. Il y a des règles de réciprocité qui nous obligent, nous Algériens, à plaider en français lorsque nous sommes devant les tribunaux français, sinon nous devons ramener des interprètes payés de notre poche. Ici, ils ont droit aux frais du tribunal à un traducteur et vous trouvez le moyen de dire qu'il ne fait pas son travail ?» L'altercation verbale entre Berghel et Sidhoum prend fin avec l'intervention du président. Me Bourdon reprend la parole et précise : «Le juge est le bouclier contre l'arbitrage. Au Luxembourg, un juge d'instruction a été chargé de cette affaire. Il a transmis une commission rogatoire au mois de juin 2014 pour entendre les officiers du DRS, mais les réponses données n'ont pas été convaincantes.» Il fait remarquer que c'est la première fois que son pays ouvre une enquête sur des faits de torture dans un autre Etat, précisant que les réponses de l'Algérie à ces allégations étaient «suspectes». Il revient sur ce qu'il appelle «des aveux extorqués sous la torture» et affirme que le neveu de Chani, qui a déposé une plainte au Luxembourg, «a lui aussi été mis nu dans une pièce, à côté de son oncle, pour faire pression sur ce dernier». Son confrère luxembourgeois, Me Phillip Guenin, abonde dans le même sens, suscitant la réaction du juge. «Nous aussi nous allons batailler pour que la justice algérienne puisse poursuivre des étrangers ailleurs, quand ils commettent des crimes.» L'avocat remercie quand même ses confrères algériens de lui avoir permis de se constituer en dépit du fait qu'il n'y a pas de convention judiciaire entre son pays et l'Algérie. A ce moment-là, Me Sellini intervient : «Nous avons accordé une faveur à l'avocat luxembourgeois en raison de la sacralité du droit de la défense. Mais nous ne pouvons accepter de leçons sur l'administration de la justice en Algérie, comme cela a été fait et publié dans des manchettes de journaux. Ceux qui veulent nous donner des leçons peuvent rester chez eux. Les autres doivent rester dans la limite du respect des lois. Ici c'est la République algérienne et non pas le Luxembourg ou la France…» Les avocats applaudissent. Me Guenin se ressaisit : «Je ne suis pas venu donner des leçons mais parler d'un accusé, Chani, qui a été torturé durant 20 jours sans que les autorités n'ouvrent une enquête. Il a été privé de tous ses droits. Imaginez si on vous met dans cette situation.» Une question qui irrite le juge : «Je ne peux pas l'imaginer. Je ne suis pas un truand.» L'avocat : «Il faut respecter les lois algériennes, mais il faut aussi respecter les lois des autres pays. Le Luxembourg est certes un petit pays, mais avec de grands avocats.» Une remarque qui fait grincer les dents de ses confrères algériens. «Mon pays a validé la plainte de Chani, parce que la plainte qu'il a déposée en Algérie avait été classée sans suite. Le magistrat luxembourgeois va délivrer des mandats d'arrêt contre les personnes citées. L'Algérie a envoyé des commissions rogatoires à mon pays et il a répondu, pourquoi ne fait-elle pas la même chose ?» Le procureur fait savoir que Chani n'est pas au tribunal sur la base du rapport préliminaire du DRS mais de l'enquête judicaire et de l'arrêt de la chambre d'accusation. Le magistrat déclare que les demandes des avocats seront examinées lorsque le fond de l'affaire sera tranché. C'est alors que Me Belarif annonce le retrait de la constitution du collectif des cinq avocats de Chani. Le juge : «Vous faites des demandes et vous n'attendez pas les réponses ? Vous venez de lâcher votre client, en plus tous les accusés veulent être jugés. Je ne veux pas renvoyer.» Le juge se tourne vers Chani, qui lui déclare qu'il veut être jugé sans avocat, alors que les autres accusés demandent la poursuite du procès. Le magistrat se retrouve dans l'impasse. Me Bourayou demande un délai de quelques jours pour lui permettre de se ressaisir. Le juge, après une longue insistance auprès de Chani, décide de renvoyer le procès au 26 avril.