Au mois de mai 1956, des habitants d'un village sont massacrés par une unité de l'armée française. En 2010, Nour, un Algérien qui vit à El Ancer, à proximité du village, et André, un ancien appelé français, ont décidé chacun de son côté d'assumer l'héritage et de faire des recherches à propos de ce massacre oublié. Par le biais d'Internet, André est entré en relation avec Nour. Par André, que je connaissais depuis une dizaine d'années, j'ai fait la connaissance de Nour et je suis entrée à mon tour dans l'histoire d'Oudjehane. Dans ce récit d'histoire atypique, qui s'inscrit dans la continuation de mes recherches sur les mémoires de guerre, j'ai privilégié la parole des uns et des autres. Elle seule laisse entendre le difficile travail de deuil toujours en cours. Parmi toutes ces voix, la mienne est présente, au milieu des autres. Je n'ai pas voulu la dissimuler. Dans le même ordre d'idées, j'ai choisi d'éviter les notes. Pas de bibliographie non plus ; les lecteurs curieux consulteront celles de mes précédentes publications. (…) «Ce matin de mai, comme les autres matins, la jeune fille débouchait du sentier qui menait à la source. D'un buisson, un soldat a surgi, il a couru vers elle. Elle a posé sa cruche à ses côtés et lui a fait face. Elle était très belle. Le soldat l'a renversée. Elle a hurlé. Depuis sa maison, son père l'a entendue et s'est précipité à son secours. Il s'est jeté sur le soldat, l'immobilisant à terre. D'autres soldats sont arrivés, ils ont essayé de dégager leur camarade, mais le père le maintenait avec la force du désespoir. Un soldat a tiré un coup de fusil, c'était un coup à bout portant. Il a tué le père, mais la balle l'a traversé pour finir sa course dans le corps du soldat. Il est mort lui aussi. C'est comme ça que le massacre des habitants de la mechta a commencé…». Vingt-cinq octobre 2010, Nour à André : «Je me souviens de l'école d'El Ancer après l'indépendance. Le maître de la classe nous avait posé la question : «Qui n'a pas de père ?» Plus de la moitié des élèves ont levé le doigt. Ils baissaient la tête. Vous savez qui étaient ces élèves ? La majorité d'entre eux étaient les fils des Martyrs du massacre d'Oudjehane. Combien ces élèves ont-ils souffert ? Dieu le tout-puissant seul le sait. (…) 30 janvier 2011, Nour à Claire : Ma tribu et mes proches ont vécu cette guerre comme toutes les tribus avoisinantes, dans les plus grandes difficultés. Ma tribu, celle des Ouled Aouat, a elle aussi connu des massacres, toujours dus à la même compagnie installée à El Ancer. Dans ma tribu cependant, il n'y a pas eu de massacre de l'importance de celui d'Oudjehane. Mais la mort presque au quotidien, la pauvreté, l'exode, les camps. La peur des avions, des hélicoptères, des tirs d'artillerie, des ratissages… Tout cela a beaucoup pesé sur la vie des gens. Mes parents m'ont raconté qu'un jour, un obus d'artillerie est venu éclater à une quinzaine de mètres de notre maison. Heureusement, personne n'a été touché, sauf l'âne de mon père. Il était grièvement blessé au ventre, ses intestins étaient dehors, il est venu pleurer à la porte. Lorsque mon père a ouvert la porte, l'âne est venu se frotter contre lui. Mais, une dizaine de minutes plus tard, il était mort… Mon père a beaucoup pleuré son âne, car mon père à l'époque était très pauvre, et l'âne était son seul outil de travail… On m'a raconté aussi que j'avais à peu près trois ans ce jour-là. (…) André : Ce massacre est un crime de guerre, mais il a été amnistié par les accords d'Evian en 1962. Je le regrette. Mais il y a des guerres encore plus sales que les autres : toutes celles qui opposent l'armée régulière d'un occupant à l'armée clandestine des occupés. Aucun des belligérants ne respecte les lois de la guerre et les principales victimes sont les populations civiles. Je sais de quoi je parle, car j'ai moi-même connu l'occupation allemande de 1942 à 1944, alors que j'avais entre huit et douze ans. En 1962, la seule solution, c'était l'amnistie : il fallait passer l'éponge sur les crimes des deux camps. Mais le respect de cette loi ne nous empêche pas d'essayer de reconstituer les faits tels qu'ils se sont déroulés. Nour : Pourquoi les familles des Algériens massacrés devraient-elles accepter que le massacre d'Oudjehane soit oublié et que les massacreurs soient amnistiés ? Tout le monde connaît à El Ancer le nom du capitaine qui commandait les officiers et les sous-officiers qui ont participé à ce massacre. Vous savez, André, je parle avec les enfants des villageois tués, avec les témoins de l'événement. Je suis d'une certaine manière leur porte-parole, car je les connais bien. Les autres crimes de guerre ne les intéressent pas. Ils sont préoccupés par celui d'Oudjehane. Comment pourraient-ils être tranquilles ? Qui pourra jamais «passer l'éponge» sur leur si grande douleur ? L'histoire du massacre d'Oudjehane elle-même ne suffit pas. (…) André «dénonçait» le massacre d'Oudjehane. André reconnaissait le «crime de guerre», il a parlé de la loi d'amnistie… Il a parlé de la guerre des Français contre les Allemands… Mais Nour reste préoccupé, car l'exemple avancé par André est trop différent. Il ne lui convient pas. Il sait que les massacres commis par des Allemands durant la Seconde Guerre mondiale n'ont pas été oubliés, ni par les uns, ni par les autres. Il sait aussi que les Allemands qui ont massacré des Français n'ont pas été amnistiés avant même d'être jugés. Quand ils ont été jugés, leurs juges n'étaient pas des nazis, ni même des Allemands. Les familles des Français, massacrés à Oradour, n'ont pas eu à subir une loi d'amnistie, les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité ont été reconnus. (…) René décrit l'opération d'Oudjehane comme une «opération de pacification», de «distribution de chocolat aux petits bougnoules». Quand, lassée par son refrain, je lui fais observer que les quelques rares distributions de vivres n'avaient pas lieu dans les mechtas mais au cantonnement de la gare, à El Ancer, il maintient son point de vue. Quand j'invoque le témoignage de ses camarades qui décrivent une rafle, il campe sur ses positions. Quand je lui fais remarquer qu'une distribution de chocolat ne nécessite pas la présence de six sections opérationnelles, d'une section mortiers, ni surtout de l'appui de l'artillerie venue spécialement d'El Milia, sur ordre du colonel commandant la demi-brigade, il s'obstine. René ne veut rien lâcher. Il est redevenu civil, mais son respect pour la hiérarchie militaire reste entier. Il se rend fidèlement aux réunions de l'Amicale du 4e BCP, où l'ancien lieutenant de Toto Baroud, veille au silence de sa troupe. La réunion annuelle a eu lieu peu de temps avant notre conversation et des vétérans que j'avais déjà écoutés s'y étaient rendus et avaient parlé de mes recherches. Dans ce contexte particulier, le récit que me donne René n'est pas surprenant. Il reprend le poncif de la «pacification» constamment réitéré depuis par la plupart des militaires. Je me garde bien de lui dévoiler mes doutes à propos des sources de son discours. Doutes renforcés par le raidissement de quelques interlocuteurs, et aussi par le conseil de l'un d'eux de m'adresser directement à leur responsable. Mais je reconnais que le refrain si grossier et si mal ficelé de René m'exaspère. Je tiens à ce qu'il sache que la version qu'on lui a soufflée ne tient pas debout et que je ne suis pas dupe : «Ceux qui vous ont parlé d'une “opération chocolat” vous ont trompé, les “opérations chocolat” ne se soldent pas par soixante-dix-neuf villageois tués. D'ailleurs, les archives militaires sont formelles, elles ne parlent pas d'“opération chocolat” mais d'une opération de fouille et d'un “coup de main”, prévu et couvert par le commandant de la demi-brigade de chasseurs d'El Milia. Ce “coup de main” a d'ailleurs été préparé par les officiers d'El Ancer…». René me laisse parler. J'attends sa réaction, mais il se tait. Je continue alors et l'interroge à propos du capitaine Rouleau. Il était bien présent ce jour-là, quels ordres a-t-il donnés ? René répond alors sans tergiverser : «Bien sûr, le capitaine Rouleau était avec nous. Il était toujours avec nous quand nous partions en opération. Il rentrait dans les gourbis comme nous ! A Oudjehane, quand on nous a tiré dessus, il a dit : “Tuez tous les gars.” – Il vous a donné l'ordre de tirer ? – Oui, il nous a donné l'ordre ! Il a dit : “Tuez-les tous, tuez tous les gars !” » René ne dissimule plus, car il estime que l'ordre donné par son capitaine était juste et légitime. Mais il est bien le seul de mes interlocuteurs à le faire. Les autres se taisent».