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C'est par le lobbying qu'on poussera la France à assumer son héritage colonial
Abdelhamid Salakdji. Président de la Fondation du 8 mai 1945
Publié dans El Watan le 08 - 05 - 2015

La visite du secrétaire d'Etat français chargé des anciens combattants à Sétif, le travail de mémoire, les blocages politiques… Le 8 mai 1945 n'appartient pas qu'à l'histoire : il est au cœur des enjeux pour une «mémoire apaisée».
- Pour de nombreux acteurs de l'époque et historiens, le 8 Mai 1945 a été le début de la fin de l'Algérie française…
Le 8 Mai est le prélude à la renaissance de la nation algérienne. Il est aussi et surtout un tournant décisif dans la lutte du peuple algérien qui a, en ce mémorable jour,brandi pour la première fois l'emblème national, symbole de notre identité. Le 8 Mai n'est pas uniquement une expression de joie fêtant la victoire des Alliés, mais avant tout une manifestation indépendantiste car les marcheurs réclamaient ouvertement la libération du leader du PPA, Messali Hadj, et l'indépendance de l'Algérie.
Il est par ailleurs la résultante du titanesque travail réalisé par le Mouvement national représenté à l'époque par les oulémas, les Amis du Manifeste et des libertés (AML) et le PPA qui a joué un très grand rôle dans la préparation de la marche qui fait désormais date. Et, incontestablement, le détonateur de la guerre de libération nationale.
- L'initiateur principal de la marche reste méconnu du grand public alors que de nombreux témoins désignent le PPA…
Malgré son interdiction, le démantèlement de ses structures, la vague de répression qui a touché ses cadres et la déportation de Hadj Messali vers le Congo, le PPA, qui était enraciné, continuait son action. Effectivement, le PPA est l'initiateur de la marche qui a changé le cours de l'histoire du peuple algérien.
A l'issue du congrès de mars 1945, les oulémas et les AML de Ferhat Abbas épousent l'idée d'indépendance. Le PPA tenait au caractère pacifique de la manifestation – il avait donné des instructions pour que les marcheurs ne portent pas d'armes. Et il a agi politiquement car il voulait montrer à la France et aux Américains qu'il était non seulement la locomotive du Mouvement national, mais aussi un parti puissant et organisé. Afin de réussir ce coup, les préparatifs devaient se dérouler dans le secret total.
En respectant à la lettre la consigne – brandir essentiellement les drapeaux alliés et le drapeau national – les militants de la base ont atteint les objectifs tracés par leur direction. Mais il faut revenir sur les graves incidents qui ont endeuillé Alger le 1er mai 1945. En brandissant, lors de la marche des travailleurs, des pancartes avec les slogans «Libération de Messali», «Libération des détenus politiques», «Parlement algérien» «Indépendance», le PPA affichait clairement ses positions.
Pour avoir protesté contre la déportation de Messali, des militants de la capitale ont été tués et blessés, d'autres ont été internés. Qu'on le veuille ou non, cette bavure fait partie d'un vaste complot dont le coup de starter a été donné huit jours après…
- Selon vous pour quelles raisons, 70 ans après, les massacres du 8 Mai 1945 sont toujours d'actualité en France comme en Algérie ?
La France, qui a attendu presque 40 ans après l'indépendance de l'Algérie pour qualifier la période 1954-1962 de «guerre d'Algérie», demeure frileuse à tout ce qui touche à l'histoire de l'Algérie. La plaie de Mai 1945, qui demeure impunie et non reconnue, n'échappe pas à l'emprise de certains colonialistes. Elle est toujours d'actualité car elle recèle de nombreuses zones d'ombre et des secrets. En France comme en Algérie, les parents, proches et descendants des victimes militent pour que l'Etat français reconnaisse les crimes commis en son nom.
On ne peut tourner la page de ce dossier brûlant, d'autant plus que des centaines de familles qui ne savent pas où reposent leurs proches, victimes d'une répression féroce, n'ont toujours pas fait leur deuil. L'Etat français qui a eu recours à la «raison d'Etat» pour non seulement esquiver la question de la reconnaissance des massacres, mais protéger ses auteurs et commanditaires, est une nouvelle fois interpellé pour en finir avec la politique des paroles sans lendemain.
- Le70e anniversaire des massacres coïncide avec le 25e anniversaire de la création de la fondation 8 Mai 1945. Quel bilan faites-vous du travail réalisé jusque-là ?
La Fondation a pour objectif la lutte contre l'oubli et la pérennisation de la mémoire des victimes de la barbarie. Des années durant, elle a bataillé pour rétablir la vérité, dénoncer les injustices faites aux victimes, qui ne sont toujours pas reconnues comme des martyrs. La Fondation fait de ce point précis son cheval de bataille.
Le moment est venu pour l'Etat algérien de reconnaître ces martyrs comme des chouhada ayant payé le prix fort pour que le peuple s'affranchisse du joug colonial. Ce 70e anniversaire est, à mon sens, l'occasion de mettre un terme à une injustice qui ne dit pas son nom. On ne peut exiger de la France qu'elle reconnaisse ses crimes alors que l'Algérie ne reconnaît pas le sacrifice de ses enfants, des indépendantistes invétérés. La Fondation milite aussi pour que les différents crimes commis durant la colonisation occupent une bonne place dans les manuels scolaires de nos enfants.
Cette approche est une autre manière de transmettre la mémoire. En étroite collaboration avec des Françaises et des Français épris de justice, nous œuvrons pour que les enfants des deux rives connaissent la vérité sur ce qui s'est passé le 8 mai 1945. La création d'un observatoire, d'un espace de mémoire et de souvenir des victimes de la tragédie figure sur notre feuille de route.
- Que pouvez-vous dire à propos du travail de mémoire ?
La France, qui continue à tourner le dos à son passé colonial, freine ce travail de mémoire. Celui-ci ne peut plus être un discours de conjoncture ou une protocolaire opération de dépôt de fleurs. Une mission aussi importante doit se faire sans les idéologues des deux rives et sans ces nostalgiques de l'Algérie française qui n'existe plus.
En nettoyant les archives dont une bonne partie reste inaccessible aux chercheurs et historiens, la France ne fait pas d'effort pour qu'un travail mémoriel objectif puisse se faire. En continuant à faire main basse sur 80 000 tonnes d'archives propres à l'Algérie, l'ex-puissance coloniale travaille contre la «mémoire apaisée». Laquelle est devenue, ces derniers temps, un fonds de commerce du gouvernement français.
- Pensez-vous que le 8 Mai va encore peser sur les relations algéro-françaises ?
Les massacres du 8 Mai 1945 et tous les crimes commis durant la colonisation sont de sérieux contentieux qui enveniment les relations entre les deux pays. Tant que la France refuse de regarder en face son passé colonial et d'assumer son héritage colonial, le 8 Mai 1945, le 17 Octobre 1961, le 11 Décembre 1960 et d'autres dates continueront à intoxiquer les rapports franco-algériens.
Si la France mise sur l'oubli ou l'usure, elle fait fausse route car l'histoire ne s'efface pas aussi facilement de la mémoire collective. C'est à travers une réparation morale que l'on pourra ouvrir une nouvelle page dans nos rapports. La France, qui excelle dans la politique des petits pas, ne veut, pour on sait quel dessein, franchir la ligne…
- La polémique enfle concernant les 45 000 victimes algériennes. Pourquoi ?
Il s'agit de l'œuvre de certains colonialistes qui voudraient balayer d'un revers de la main les innombrables exécutions sommaires perpétrées à huis clos, les incommensurables incinérations d'enfants, de femmes et d'hommes dans les fours à chaux de Guelma, les lynchages de centaines de personnes à Chaâbet Lakhra (Kherrata) et autres lieux de la région de Sétif.
De peur d'être un jour poursuivis pour crimes contre l'humanité, les commanditaires et les exécutants de la boucherie ont enfoui les corps de leurs victimes dans des fosses communes. Ils sont allés jusqu'à déporter les cadavres. Pour l'illustration, des victimes de Beni Aziz sont enterrées à Sétif, à 52 km du lieu du crime. Le charnier découvert en 2013 à Yachir (Bordj Bou Arréridj), où aucun Européen n'avait été menacé ou agressé, étaye mes propos.
Par crainte de représailles, de nombreuses familles des douars et mechtas isolées n'ont pas déclaré le décès d'un parent ou d'un proche. On doit par ailleurs souligner que 70 ans après, le sort de centaines de disparus et citoyens frappés d'interdiction de séjour chez eux demeure en suspens. A cours d'arguments, le discours des adeptes d'un calcul biaisé ne tient donc plus la route.
- Quelles appréciations faites-vous de la position des officiels français ?
Le 27 février 2005 à Sétif, l'ambassadeur de France Hubert Colin de Verdière a qualifié la tuerie de «tragédie inexcusable» puis s'est incliné à la mémoire de la première victime de la boucherie, Saâl Bouzid. Dix ans après, le secrétaire d'Etat aux anciens combattants et à la mémoire lui emboîte le pas, sans plus.
Le 20 décembre 2012 à Alger, le président François Hollande va certes plus loin que ses prédécesseurs, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, puisqu'il emploie les termes «massacre» et «torture» mais rejette la reconnaissance officielle des crimes coloniaux commis par la France. En lieu et place d'une reconnaissance légalisée par les institutions de la République française, celles-ci se sont contentées d'ajuster leur discours.
L'Etat français, qui a reconnu son rôle dans la déportation des juifs de France durant la Deuxième Guerre mondiale, doit en finir avec la politique des deux poids deux mesures. Sachant qu'en 1945, l'Algérie était un département français et les Algériens étaient considérés comme «sujets» français. La hiérarchisation des crimes – et des victimes – perpétrés au nom de la France ne plaide en faveur ni d'une mémoire apaisée ni d'un avenir radieux.
- Selon vous, pourquoi la France refuse d'assumer son héritage colonial ?
Mouillés jusqu'au cou, des courants politiques ne voient pas d'un bon œil une reconnaissance. Il est difficile pour ces groupes de remuer le couteau dans la plaie car ils seraient dans l'obligation de reconnaître leur part de responsabilité. Constituant un puissant lobby hostile à tout apaisement de la mémoire, une partie des rapatriés d'Algérie et leurs descendants imposent leur veto.
Des groupes d'anciens appelés du contingent qui ont fait la «guerre d'Algérie» refusent toute idée de reconnaissance car ils sont compromis dans la torture et les exécutions extrajudiciaires. Impliquée dans les crimes perpétrés durant les 132 ans de colonisation de l'Algérie, l'armée française voit mal un quelconque mea-culpa de la France officielle.
- Ne pensez-vous pas que les dernières initiatives d'associations, de personnalités politiques, d'intellectuels sont en mesure de changer les choses ?
Grâce à la mobilisation des femmes et des hommes ne ménageant aucun effort pour bâtir un véritable traité d'amitié franco-algérien, bénéfique et profitable pour les deux rives de la Méditerranée, ce dossier occupe, ces dernières années, une bonne place dans la politique intérieure française.
La fondation 8 Mai 1945, qui adhère pleinement à la pétition lancée en mars dernier par l'association Les Oranges demandant la reconnaissance par l'Etat français des massacres du 8 Mai 1945, estime que les choses évoluent positivement au sein de la société française, qui connaît l'histoire du 17 Octobre 1961 et veut en savoir davantage sur le bain de sang du 8 Mai 1945. C'est par le biais de ce travail de lobbying qu'on poussera la France à assumer son héritage colonial.


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