C'est dans un climat de violence extrême et de répression sauvage que la grève illimitée des cours et des examens est déclenchée le 19 mai 1956. En Algérie même, en cette année 1956, toutes les forces politiques du pays, y compris celles des «pseudo-élus» administratifs, se rallièrent au combat du FLN-ALN et du peuple. Rappelons qu'au lendemain de l'insurrection du Constantinois du 20 août 1955, les masses populaires ont totalement basculé du côté des révolutionnaires, à l'exception des messalistes. Et c'est tout naturellement qu'en mai 1956 une décision d'une extrême importance a été prise par la section d'Alger de l'Ugéma : la «grève illimitée» des cours et des examens par les étudiants à partir du 19 mai, qui sera rapidement suivie par celle des lycéens. Ainsi était signifié le refus de la politique de répression outrancière. «Effectivement, avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres», pouvait-on lire dans le tract annonçant la grève qui enjoignait également le ralliement massif aux forces combattantes que dirigeait le FLN. Dans son livre très fortement documenté, Les Blouses blanches de la Révolution, Mustapha Khiati rapporte le témoignage d'un personnage-clé de cette période, l'étudiant en médecine d'Alger, Lamine Khène : «Pratiquement un mois et demi après le congrès (le deuxième de l'Ugéma), il y a eu des événements à Alger. Des heurts ont opposé au niveau de la section des étudiants musulmans à leurs collègues européens. De graves menaces ont été proférées et des armes à feu exhibées. De plus, nous venions d'apprendre qu'un de nos camarades, pion à Ben Aknoun, venait d'être tué. Nous n'avions pas vérifié l'information et nous n'avions écouté que notre émotion. Nous décidons de nous réunir au foyer estudiantin de la Robertsau (Télemly), où se trouvait le bureau de la section d'Alger de l'Ugéma, où il n'y avait pratiquement que des étudiants musulmans, pour examiner la situation. Il y avait peu d'étudiants et nous n'avons pas conclu. Aussi avons-nous décidé de nous revoir le lendemain, après avoir pris soin d'avertir le plus grand nombre possible de nos camarades. Nous avons eu vent que des étudiants européens projetaient de perturber notre rencontre. Nous avons décidé de transférer notre lieu de rendez-vous et la réunion eut lieu au cercle des oulémas (Nadi Ettaraki) qui se trouvait à proximité de la mosquée Ketchaoua (...). J'al pris aussitôt la parole et j'ai eu le privilège de présider la réunion. J'étais depuis longtemps militant au FLN, comme l'étaient d'ailleurs beaucoup de camarades. Mais au cours des débats qui se sont déroulés, personne n'a excipé de l'autorité du FLN. A aucun moment, le mot FLN n'a été prononcé (…). C'étaient des étudiants entre eux, qui ont discuté pour, finalement, décider de la grève des cours et des examens. Comme je présidais la séance, j'ai procédé au vote de la dernière proposition. La grande majorité était pour, quelques-uns étaient contre, peut-être une dizaine, un peu moins s'étaient abstenus.» A Montpellier, cette décision n'a pas été accueillie unanimement, du moins au début. Pour ma part, j'avais recommandé à Khemisti, qui devait se rendre à une réunion des responsables de l'Ugéma à Paris, de défendre très fermement et sans ambiguïté le principe du oui à la grève, non à une grève illimitée. Etait-ce là la position de notre section ? Je ne m'en souviens pas, mais je pensais alors que la situation en Algérie avait atteint un point de non-retour et qu'il fallait commencer à songer aux cadres dont l'Algérie aura grandement besoin demain. Peut-être avais-je tort de penser ainsi car, pour certains, la guerre n'était pas encore gagnée et, avant de penser à l'après-guerre, encore convenait-il de réussir d'abord le présent. Possible, mais j'ai toujours pensé – et je le pense encore aujourd'hui – que ce qui est excessif peut être dangereux. On le verra avec la grève des huit jours de janvier 1957. A ce propos, dans l'émission du 6 février 2015 de la Chaîne III consacrée à la ZAA et à son chef, Yacef Saâdi, celui-ci affirme avoir dit à Ben M'hidi, peu de temps avant l'historique grève : «Pourquoi huit jours et non deux seulement ?» A ce propos, j'al déjà rapporté dans mon livre Vivre, c'est croire, le témoignage direct de Saâd Dahlab : «Ben M'hidi était pour une grève de 30 jours, Abane de 15 et moi de 4.» Quoi qu'il en soit, de retour à Montpellier, Khemisti convoqua aussitôt le bureau de la section pour un compte-rendu de la réunion de Paris : «Impossible de faire marche arrière, nous rapporta-t-il. A Alger, la situation était devenue invivable. Le climat de terreur, d'abord limité aux campagnes, gagnait de plus en plus les villes, en particulier Alger, avec l'assassinat d'étudiants, l'agression par des étudiants pieds-noirs du professeur André Mandouze, qui ne dut son salut qu'à sa protection par des étudiants algériens.» Khemisti termina son rapport en affirmant qu'«il était désormais impossible de ne pas faire grève, une grève illimitée». «Alors, avais-je dit, puisque c'est ainsi, allons-y pour la grève et faisons ce qu'il faut pour sa pleine réussite.»Une assemblée générale fut aussitôt convoquée et les débats s'engagèrent non plus sur le principe de la grève ni de sa durée, mais sur ses modalités. Si Khemisti se chargea de répondre aux questions relatives à la réunion de Paris, il m'échut la mission d'expliquer les tenants et les aboutissants de la grève, malgré ma position de départ. Un étudiant en médecine souleva le problème d'éventuels remplacements pendant la grève. Je lui répondis que «si la grève a été décidée, ce n'était pas pour rester travailler en France, mais bien pour participer à la lutte, quelles qu'en soient les modalités», A une écrasante majorité, les étudiants de Montpellier venaient de rejoindre cette grande grève patriotique du 19 Mai 1956, qui fera date dans l'histoire de l'Algérie combattante et du mouvement estudiantin algérien. Dans le sillage de la grève des étudiants, les lycéens lancèrent la leur et c'est ainsi que, dans un «sublime élan de mobilisation unitaire», l'Algérie allait affronter son destin, reprendre et poursuivre le combat de la dignité et de l'honneur. Mais rien de commun, cette fois, avec les révoltes paysannes du siècle passé. Une guerre de Libération nationale – c'est-à-dire entraînant tout un peuple dans un mouvement organisé et unitaire et non plus spontané et régional – était en cours de consolidation et de structuration en vue de la longue mais inévitable confrontation libératrice. Les étudiants algériens de Montpellier allaient s'éparpiller, rejoignant qui le maquis, qui l'organisation politico-militaire de France et d'Europe qui, enfin, l'Algérie, la Tunisie ou le Maroc. Benhafid, Laliam et moi avions décidé d'informer notre maître de la nouvelle situation et de notre décision de quitter son service. Mes camarades me chargèrent de cette pénible mission. Je m'en acquittai en lisant, avec une intense émotion, une courte déclaration à laquelle notre patron ne s'attendait nullement, bien évidemment. Il s'assit sous l'effet de la surprise et tenta de nous faire revenir sur notre décision, en faisant valoir son intention de nous nommer chefs de clinique, en particulier Laliam et moi, dès la fin de nos études. Peine perdue. Nous avons quitté notre maître, remués jusqu'au plus profond de nous-mêmes mais déterminés, néanmoins, à aller jusqu'au bout de notre engagement. Je ne me rappelle pas qu'une ultime assemblée générale se fut réunie avant de nous séparer. Nous sommes partis vers de nouveaux destins lesquels, s'ils devaient diverger sur le plan individuel, n'en convergeront pas moins vers un seul objectif, contribuer à la libération de l'Algérie. Nous nous séparâmes, Laliam et moi, tard dans la nuit, près de l'Œuf, mon ami devant se rendre en Tunisie, en nous souhaitant bonne chance. Qui sait si nous nous reverrions un jour ? Une page venait d'être tournée dans la vie des étudiants algériens de l'époque. A la phase de la prise de conscience collective et d'une sensibilisation progressive de l'opinion française succéda celle d'un engagement plus grand, plus profond, qui n'exclura pas les sacrifices les plus lourds, y compris le sacrifice suprême, celui de la vie. Les survivants de la grande épopée du peuple algérien savent, en effet, que des dizaines, voire des centaines d'étudiants et de lycéens ont payé au prix fort leur patriotisme intransigeant par le sacrifice du bien le plus précieux, la vie. Pour ne citer que de jeunes étudiants de Montpellier que j'ai bien connus, je rappelle que sont tombés au champ d'honneur Rachid Belhocine, Bakir Gueddi, Yahia Farès, Hassani Issâd. Que tous nos chouhada reposent en paix dans la terre de Jugurtha et de Abdelkader, et prions tous pour que leur sacrifice n'ait pas été vain...