Dans l'univers romanesque d'Amin Zaoui, les lieux d'enfance sont des no man's lands oniriques que l'on soustrait à la réalité spatio-temporelle. Complètement imaginaires, ils ont cependant la faculté d'évoquer plusieurs lieux réels, chaque lecteur étant libre de situer sa lecture en un endroit précis. Dans son dernier roman, Le miel de la sieste, on découvre un lieu-dit que l'auteur désigne par Bab El Kemmar. Empreint d'une atmosphère propice aux secrets d'alcôve, il sera le lieu-matrice à partir duquel partira et reviendra le récit. Rapidement, on fait connaissance avec le narrateur principal Anzar Afaya, adolescent atypique, atteint d'une particularité physique puisque ses testicules sont asymétriques. Loin de le vivre comme un handicap, il en tire des avantages comme se rapprocher de sa tante dans une relation affective qui frise l'inceste. Usant de flash-back incessants, le narrateur délivre au lecteur des informations sur cette enfance passablement perturbée par la saga familiale et, notamment, l'accident de son oncle, les conquêtes de son père et la folie supposée de sa cousine Malika. En dehors de ce cercle rapproché, Amin Zaoui suit aussi les péripéties du coiffeur du village que tout le monde appelle «L'Anglizi» par sa propension à écouter du matin au soir les émissions de la BBC en arabe, mais aussi par ses frasques qui défrayent la chronique de Bab El Kemmar. Mais, comme dans toutes les fictions de formation, le héros a besoin d'aller voir ailleurs pour se forger une identité et une expérience. Amin Zaoui remet au goût du jour une pratique longtemps usitée dans les campagnes algériennes et qui consiste à ne pas déclarer les enfants morts en bas âge aux services de la mairie, car on pouvait les remplacer par des nouveau-nés. Ainsi, la lignée se perpétuait sans trop fréquenter l'administration coloniale. Anzar Afaya, par décision de son père, se voit ainsi usurper à sa naissance l'identité d'un cousin du même âge qui venait de trépasser. Cette identité empruntée lui pose problème, car il est amoureux de sa cousine Malika. Celle-ci est donc sa sœur au regard de la loi ainsi que sa cousine par alliance dans les faits. Cette ambiguïté devient lancinante dans le roman et parasite l'aboutissement de l'idylle. La folie heureuse de Malika lui permet de tenir un journal et on a l'impression que l'auteur a voulu par là rendre hommage aux écrivains classiques russes qui excellaient dans le domaine. L'amour frustré qui s'apparente à l'inceste conduit Anzar Afaya à chercher d'autres femmes lors de ses périples à travers le pays. Et, dans cette quête de l'âme sœur, le personnage avoue sa préférence pour les femmes âgées. Le summum de l'extase, il le connaîtra ainsi avec l'ambassadrice de l'ex-RDA (République démocratique Allemande). La belle Tuula qui cache les rides de son cou derrière un foulard rouge, lui fera goûter des délices charnels extrêmes. Cette relation renforce sa germanophilie. Plus tard, Anzar va se spécialiser dans l'architecture des cimetières et les épitaphes n'auront plus de secret pour lui. Même si les autres ne comprennent pas les raisons qui l'ont conduit à un tel choix professionnel, cette fréquentation assidue des morts et des lieux où ils reposent n'influent aucunement sur sa vie, toujours aussi agitée de passions et de pulsions de vie. Son sens de l'observation ne cesse de s'aiguiser avec le temps. Il devient sociologue en donnant des avis sur la vie des gens, les affaires politiques du pays et toutes les transformations de la société, comme le déclassement social. C'est ainsi qu'il est amené, du fait de son voisinage avec un jardin de la capitale, à suivre les péripéties d'un groupe de sans domicile fixe qui s'y est installé. Une humanité éreintée par la précarité et dominée par un certain El-Toro, personnage fantasque et charismatique qui mène son petit monde à la baguette. De sa fenêtre, Anzar contemple cet univers qui se délite et où la bestialité l'emporte sur l'humanisme. El-Toro, grand voyou au cœur tendre pour les femmes dont il dispose comme un bien personnel, finira par prendre le chemin de la rédemption en s'acoquinant avec l'extrémisme religieux. Le narrateur ne trouvera son salut que lorsqu'il rencontrera Ghita, une collègue. Cette femme aérienne et très glamour lui rappelle les actrices de l'âge d'or du cinéma américain et italien. Il décide de la conquérir, mais l'entreprise s'avèrera bien difficile. Dans ce roman foisonnant de personnages atypiques et fantasques et de situations parfois rocambolesques, Amin Zaoui réussit, avec son style d'écriture désormais éprouvé, à nous entraîner dans des univers où l'hallucination n'est plus un signe de folie mais une façon d'être au monde. Le miel de la sieste se lit comme un conte moderne où les ressources de l'imaginaire agissent comme un révélateur indirect de la réalité. Amin Zaoui, «Le miel de la sieste», Ed. Barzakh, Alger, 2014.