Le message de «soutien» adressé par le vice-ministre de la Défense nationale et chef d'état-major de l'armée, Ahmed Gaïd Salah, à Amar Saadani, à l'occasion du congrès du FLN, mêle dangereusement l'institution militaire aux enjeux partisans. La classe politique nationale est unanime à y voir, au-delà du lourd discrédit que l'initiative porte à l'armée, une dérive porteuse de grands périls pour la nation au moment où doit s'amorcer le débat sur l'avenir politique immédiat du pays. Une violation de la Constitution. Une grave atteinte au principe sacré qui impose une neutralité intangible de l'armée. Le chef d'état-major fait assumer à l'armée nationale un rôle qui est loin d'être le sien en apportant un soutien net au secrétaire général de l'ex-parti unique. Le général-major Ahmed Gaïd Salah a adressé une lettre au FLN au lendemain de son 10e congrès, dans laquelle il décrète que le parti dirigé par Saadani est «la première force politique du pays». Dans ce document révélé par Le Soir d'Algérie dans son édition d'hier, le chef d'état-major assure qu'«il est nul besoin de prouver que le parti du Front de libération nationale demeure, au regard du capital révolutionnaire et historique ainsi que sa large base populaire qui brasse toutes les couches de la société et toutes les catégories d'âge, la première force politique du pays et c'est incontestable». Le chef d'état-major qui, depuis la campagne pour le quatrième mandat de Bouteflika, ne cesse d'affirmer «la distance» de l'Armée nationale populaire vis-à-vis de la politique et qu'«elle se consacre exclusivement à ses missions constitutionnelles», vient ainsi de consacrer dans les faits l'exact contraire de cette proclamation. Il s'exprime sur l'événement qui concerne seulement la vie interne d'un parti. Une immixtion flagrante dans la vie politique en consacrant l'ex-parti unique comme seule force politique du pays, excluant de fait les autres forces politiques et sociales. «Le FLN demeure aussi, comme aucune autre force, cette mémoire qui préserve l'histoire de notre glorieuse nation avec ses épopées, ses gloires et ses incommensurables sacrifices», assume-t-il. Au regard du chef d'état-major, seul l'ex-parti unique incarne la mémoire et la conscience de la Révolution et son héritage. Une faute politique qui ne sera pas sans conséquence sur la vie politique nationale. Cette prise de position aussi surprenante qu'inquiétante provoquera, sans nul doute, une division périlleuse dans la société autour d'une armée nationale qui n'a pas vocation à être au service d'un parti et encore moins d'un clan. Le risque de créer un schisme au sein des forces armées peut devenir réel. L'unité des rangs en prend assurément un sérieux coup, alors que les forces de l'armée sont déployées sur le terrain pour combattre le terrorisme. Les fortes réactions de l'opinion témoignent du choc suscité par la fameuse lettre de Gaïd Salah à Saadani. Si l'on porte atteinte à l'armée, le pays est en danger, donc c'est une trahison», avait mis en garde l'ancien général Hocine Benhadid à la veille du scrutin présidentiel de 2014. Ce faisant, Gaïd Salah fait courir le risque de provoquer des dissensions au sein de l'institution militaire au moment même où les appels à construire «un front interne» pour faire face aux menaces sécuritaires aux frontières se multiplient. Allégeance à la patrie ou au parti ? Visiblement, le vieux général a opté pour son propre «front». Entre la patrie et le parti, il semble avoir fait son choix. Il vient de faire allégeance à un parti, à un clan, en enrôlant dangereusement l'Armée nationale populaire dans les luttes de pouvoir. Un précédent grave. Faut-il rappeler à ce titre les avertissements de Mouloud Hamrouche lors de la «guerre» qui avait accompagné la reconduction de Bouteflika au palais d'El Mouradia : «Jusqu'à quand l'encadrement de nos forces de défense, de sécurité resteront soumises, à chaque échéance présidentielle et à caque changement de responsables, à d'intolérables pressions, interrogations et examens de conscience?» Dans la bouche d'un ancien officier de l'armée, la sentence est implacable. Comment Ahmed Gaïd Salah a-t-il osé ce glissement dangereux, lui qui a, encore récemment, rappelé «l'engagement de l'Armée nationale populaire à se maintenir à l'écart de toute sensibilité ou calcul politique» et son «devoir de tenir l'ANP loin des questions qui ne la regardent pas» ? Lui qui, à longueur d'éditoriaux dans la revue El Djeich, met en garde contre les tentatives d'enrôlement de l'institution militaire dans les luttes politiques, confirme, in fine, le rôle prépondérant des chefs militaires dans les grands choix politiques. Il s'est autorisé lui-même cette intrusion brutale et assumée dans les luttes d'influence en vue d'une succession de plus en plus problématique. S'il est encore tôt pour analyser les tenants et les aboutissants de la sortie du chef d'état-major, il est certain que cette intervention révèle toute l'ampleur de la crise du système du pouvoir. «C'est une prise de position qui renseigne sur l'anarchie qui règne au sommet de l'Etat», commente un ancien haut dirigeant. La bataille de la succession s'annonce de plus en plus compliquée. Avec son soutien «au frère Amar Saadani», le patron de l'état-major en rajoute une couche à l'épais brouillard qui rend difficile une sortie de crise sans dégâts. La vacance du pouvoir, due à l'incapcité de Bouteflika d'assumer ses fonctions, laisse transparaître des fissurations dans le système, révèle l'ampleur du désastre et lève le voile sur une gouvernance hasardeuse du pays. Les dérapages s'accumulent et rien ne semble empêcher l'irréparable. Malmené en permanence à coups de dérive, l'Etat est fortement menacé dans son existence.