Frustré de n'avoir pas pu témoigner de vive voix lors d'un reportage effectué en mars dernier au Centre d'apprentissage et de formation professionnels spécialisés pour personnes aux besoins spécifiques de Kouba, il a décidé d'écrire. Atteint d'Infirmité motrice cérébrale (IMC) qui handicape sa diction, Abdelbasset, 26 ans, apprenti en informatique (agent de saisie) a tenu à raconter sa vie au centre. Avec acharnement, durant trois mois, il s'obstine à dire son mot. Parfois découragé, parfois inspiré, il promet via Facebook, ce réseau social où son handicap est invisible, de réussir. Et il réussit, avec brio, un émouvant texte en arabe. Loin des célébrations conjoncturelles et des discours creux, Abdelbasset l'apprenti nous donne une leçon de courage. Celle du dépassement de soi pour dire le mal des autres. La maladie n'est qu'une épreuve. Et toute personne atteinte dans sa santé n'a d'autre alternative que la patience. Mais la patience a ses limites et celle du handicapé les a toutes dépassées. Point de vie dans celui que tu sollicites, dans un pays où le handicapé est sans droits. Je ne sais par où commencer mon propos ! Mais l'important est de dire, tant que le droit de parole m'est offert, lorsque dure la souffrance même dans l'espace qui m'est réservé, à moi, le handicapé. Alors, laissez-moi narrer, avant de perdre ma chance de dire ce que j'ai vu et quelle était mon expérience d'apprenti. Peut-être que ma voix aura un écho dans les oreilles dont certaines ont été rouillées… Où êtes-vous, ô responsables, spécialistes des mots chiffrés et des discours vides ? Même si je n'aspire guère au changement, je veux juste que la souffrance diminue pour les nouveaux apprentis, car pour nous notre temps est passé dans les abîmes de l'oubli, un passé qu'on a honte de raconter. Malgré cela, l'espoir reste en moi, aussi infime soit-il, toujours mieux que son inexistence ! Je me nomme Abdelbasset, handicapé moteur, apprenti au centre d'enseignement et de formation professionnels, labellisé «pour les personnes aux besoins spécifiques» Belalem Saïd de Kouba, pour l'année 2014/2015. Je suis un jeune, à la fleur de l'age, comme mes collègues apprentis, dont l'âge varie de 17 à 40 ans. A vous d'imaginer les rêves et désirs des jeunes de notre âge, peut-être trouveriez-vous des réponses à nos aspirations. J'aurais souhaité que mes parents m'inscrivent dans un centre «normal» pour pouvoir prouver mes compétences, montrer qui je suis devant des gens «normaux» et pouvoir choisir la formation que je veux et non celle qu'on a voulu pour moi. Mais, selon mon père, mes facultés ne me permettent pas de me comparer à ces gens «normaux». C'est pour cela qu'il m'a inscrit dans un centre spécialisé pour handicapés, qui, d'après lui, est plus adapté au vu de son organisation et de ses infrastructures. Mais ce qu'il ne savait pas (mon père), c'est que tout ce qu'il a entendu étaient de simples paroles et histoires. Au premier jour, on m'a fait, moi et d'autres apprentis, attendre plus d'une heure dans la salle d'attente. On nous a ensuite fait sortir dans la cour pour la levée du drapeau et écouter une histoire dont nous sommes lassés, celle qui raconte la lettre du ministre. Et il a commencé à pleuvoir. Personne ne s'est inquiété de notre état. La directrice du centre glorifiait les noms de ses maîtres, et nous n'avions qu'à écouter. S'il y avait dans ce centre des allées couvertes et des salles fermées qui nous auraient préservé du chaud et du froid on n'aurait certainement pas attendu une permission pour être graciés de cela. Une fois complètement trempés, on donna alors ordre à nos enseignants de nous emmener en classe, et l'histoire continue. En parlant des enseignants, tous aiment leur travail et le prennent à cœur, mais ils se taisent. Et les droits des apprentis handicapés sont usurpés par-ci, par-là. Malgré les subventions mises à disposition par l'Etat, il n'y a aucun moyen en fait pour encourager l'apprenant et lui faciliter l'apprentissage. Là, je blâme certains encadreurs car il connaissent nos souffrances, mais ne disent mot. Il est vrai que le centre compte plusieurs spécialités, mais sans moyens adéquats. Quant aux classes, leur matériel et programmes sont désuets et insuffisants. A la bibliothèque, il y a des ordinateurs inadaptés et inutilisables posés là comme un simple décor, et Internet est coupé tous les jours alors que la connexion est disponible chez les responsables du centre. Dans cette bibliothèque, je ne peux même pas lire un livre car l'air y est irrespirable à cause de la poussière. Quant à l'hygiène, on peut en parler des jours entiers. Il n'y a pas d'employés de nettoyage. Les classes sont nettoyées et les sols lavés par les enseignants quand ils le veulent avec l'aide des apprenants qui le peuvent, au moins tous les jeudis. Pour les toilettes, c'est encore pire. Pas d'eau, ni de robinets. L'odeur y est continuellement nauséabonde. Pas de savon, pas de lave-main, ni même de papier toilettes. Un seau, des bouteilles à remplir en guise de robinets. Et comme il n'y a pas de personnel de nettoyage, ni d'aide spécialisé dans la prise en charge des non-voyants et des handicapés moteurs, l'apprenti handicapé est livré à lui-même. Une fois, j'ai trouvé un non-voyant qui se cognait la tête contre la porte des toilettes auxquelles il voulait accéder ; une autre fois, un ami à moitié paralysé est tombé devant mes yeux en sortant des toilettes glissant sur un sol sale et mouillé. Face à cela et à mon incapacité d'agir pour l'aider, je me suis senti mal. La nourriture dans le centre, c'est un rythme quasi régulier, sans grande variété, les plats suivent un programme cyclique, inchangé. Le repas est servi dans un plat métallique et non dans des assiettes, et cela coupe l'appétit même aux personnes qui n'ont d'autre choix que de manger. Dans le plat métallique, on y met une simple cuillère, pas de fourchette, ni couteau, pas même une serviette en papier. L'eau est servie du robinet ; qu'en est-il alors de celui qui doit prendre ses médicaments ? Ils mettent l'eau dans un grand broc métallique dans lequel boivent quatre ou six personnes et la plupart du temps cette eau est mauvaise. Je pense que les prisonniers sont mieux servis. Ce qui est bien dans le réfectoire, ce sont trois personnes qui travaillent dans le centre et qui laissent de côté leur repas pour nous aider à manger. Pourtant, ce n'est pas leur travail. Mais ils le font, car ils aiment faire le bien. Un jour, ils étaient absents tous les trois ; sans assistance, la majorité des apprentis n'ont pas pu finir leur repas. Je profite de cette occasion pour remercier ces trois personnes qui nous aident vraiment. Merci à Tata Farida, Ammi Mohamed et Tata Lynda. Et un merci spécial pour mon ami apprenti Mohamed qui m'aide dans et en dehors du réfectoire. Après quelques semaines passées au centre, j'ai su qu'il y avait une salle de sport. J'étais content et me suis dit : au moins, voilà un endroit qui me changera de l'ambiance studieuse. Malheureusement, quand j'y suis entré, j'étais triste car tout ce que j'imaginais n'y était pas. J'étais surpris que la salle n'était, ni adaptée, ni préparée. C'est vrai qu'il y a des structures sportives adaptées aux non-voyants et sourds-muets, mais les handicapés moteur et ceux sur fauteuil roulant n'ont ni chance, ni alternative. Le blâme n'est pas à mettre sur le dos de l'enseignant de sport, lui n'y peut rien. Le reproche est fait au responsable du centre. Mais ce qui a attisé ma curiosité, ce sont les deux bus garés dans le parking et le véhicule tout-terrain. Ils ne les utilisent que sur ordre des responsables pour des occasions spécifiques ou pour leurs propres affaires. Pourquoi ont-ils demandé à leur tutelle les deux bus qui ne sont pas utilisés pour le transport des apprentis externes ou pour faire changer d'air aux apprentis internes ? Nous (les externes), on sort du centre, on casse la routine, imaginez ce que cela peut être pour une personne handicapée, loin des siens, emprisonnée dans ce centre ! L'établissement ne peut-il pas organiser des excursions au moins tous les 20 jours pour donner de la joie aux apprentis internes et leur faire visiter les lieux qui méritent d'être vus ? Et ils sont nombreux dans la wilaya d'Alger. Malgré nos demandes, les externes souffrent du problème de transport, et les internes de l'ennui et de la routine. Quand on a demandé cela à la directrice, elle nous a dit de patienter et promis d'étudier la proposition. L'année est terminée et le dossier est resté en suspens sans être étudié, ni même vu. Elle n'a pas respecté son engagement. Pourquoi l'Etat met-il à disposition tous les moyens humains et matériels et eux nous en privent ? Pouvez-vous imaginer un hôpital sans médecin ni infirmier ? Evidemment non. Eh bien, nous, apprentis malades, chacun avec son handicap, sommes sans infirmier de garde qui veille la nuit sur la santé des internes en cas d'urgence, ni même d'ambulance. Et le médecin, une femme, ne daigne venir que quelques jours par semaine. Est-il normal qu'un résident handicapé, malade doive attendre lui et son mal qu'elle l'honore de sa présence ? Pour les médicaments, l'apprenti doit les acheter avec ses propres moyens. Un stagiaire, loin de sa famille, de ses amis et qui ne mange pas comme il veut peut-il payer ses soins ? On sait que tout malade est nécessiteux, et la souffrance habite les pauvres demeures, donc l'apprenti souffre doublement. Quant aux deux journées, nationale et internationale, du handicapé, les célébrations animées au centre se font en l'honneur de sa directrice et non des handicapés. Ils nous rassemblent dans le réfectoire. La responsable commence par nous faire des louanges et par honorer les gestionnaires et les travailleurs du centre. Par la suite, elle ne tarit pas d'éloges à notre endroit. A la fin, elle accorde la parole à ses semblables, de bons orateurs ou aux apprentis naïfs. Après, on met la musique à fond, la pâtisserie est servie avec des boîtes de jus et elle nous dit : «Vous méritez les honneurs, et au revoir à la prochaine…» Quel honneur ! Ni cadeaux pour les apprentis valeureux, même pas symboliques, ni appareil médical offert à un malade pour soulager son mal, ni… ni… ni… Enfin, si le ministère concerné subventionne ce centre, pourquoi ne contrôle-t-il pas ceux qui le gèrent ? Et si les responsables des centres spécialisés pour handicapés ne peuvent pas gérer, pourquoi sont-ils toujours en poste ? Qu'ils démissionnent et laissent la place aux personnes au cœur charitable et à la conscience vive, capable de gérer au mieux ces établissements. Je vais parler un peu des problèmes que rencontre une personne handicapée au quotidien. Je me demande pourquoi le gouvernement copie sur les Occidentaux toutes les lois qui protègent la femme, l'enfant et l'employé, mais pas les textes qui protègent le handicapé ? Et si une loi existe, pourquoi les espaces publics, étatiques et privés, surtout les transports publics de tout genre, ne sont pas adaptés à ces personnes ? Et pourquoi la prime pour les handicapés n'est-elle pas alignée sur le salaire minimum et n'est pas accordée au début du handicap et pas à la majorité, soit à 18 ans ? Quant à l'emploi et le logement, le débat autour de ces deux sujets est long et connu. Traduit de l'arabe par : Samir Azzoug