D'abord, il y a eu une lettre en plus dans mon nom de famille sur un extrait de naissance. J'ai laissé faire, par paresse, jusqu'à ce que ce malheureux ‘‘i'' s'introduise dans d'autres documents : carte nationale, puis passeport. Lorsque récemment j'ai retrouvé mon prénom modifié dans une autre pièce d'état civil, j'ai immédiatement réagi.» Comme cette jeune cadre, beaucoup connaissent les mésaventures administratives liées à une petite bévue qui devient une source de stress et d'angoisse tant le parcours de rectification paraît compliqué et lent. Les usagers insistent pour une rectification en bonne et due forme essentiellement lorsqu'un héritage est en jeu. Il arrive, cependant, que des fautes paraissant vénielles prennent des proportions insoupçonnées : «Mon frère, mon cousin, pire, mon grand-père ou arrière-grand-père, s'appellent ainsi, mais moi on écrit mon nom autrement, me dissociant ainsi de ma famille, de mon clan, de mon village, de mon identité…», décortique l'universitaire Ahmed Boualili dans une étude parue au Crasc. Plongée dans les dédales bureaucratiques des mairies algériennes. Préposés aux guichets non considérés et mal rémunérés Au milieu du brouhaha qui caractérise la maire d'Alger-Centre, un citoyen fulmine : «Dans le document 12 S de mon fils, ils ont écrit correctement son nom en arabe, mais c'est le mien qui a été retranscrit en français !». Pour lui, le fautif est tout désigné : ce serait le préposé au guichet qui, par son manque de concentration, serait responsable de sa perte de temps et de son sang-froid. Les agents présumés coupables se plaignent, eux, des conditions de travail peu propices à la concentration et à l'application. «En plus du matériel jugé vétuste, du manque d'espace, c'est surtout la marginalisation dont ils font l'objet que dénoncent ces agents», souligne Chérif Sini, universitaire ayant mené une «enquête auprès de l'état civil» pour les cahiers du Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc). Il ajoute : «En y affectant des ‘‘pré-emplois'' sans qualification et surtout sans formation ni responsabilisation, l'état civil, perçu par les anciens comme une ‘‘punition'', devient carrément la fonction de celui qui n'a pas trouvé mieux. Tout découle de cette déconsidération.» Bien sûr, il serait malhonnête de coller aux préposés aux guichets une étiquette de fonctionnaires «peu sérieux» et «propres-à-rien» et Chérif Sini ne manque pas de le souligner : «Il y en a de très sérieux, consciencieux, sûrs, compétents et qui ont des idées pour rétablir l'ordre dans ce qu'on appelle ‘‘le pilier de l'Etat''. Ils pourraient servir la fonction, pour peu qu'une volonté d'en finir avec l'à-peu-près actuel leur en donne l'occasion», explique le chercheur qui propose d'introduire une responsabilité pénale des agents de l'état civil moyennant d'abord une «reconsidération de la fonction aussi bien du point de vue matériel (rendre cette fonction valorisée et valorisante) que professionnel (rendre ce poste enviable) ainsi qu'un durcissement des critères de recrutement». Traduction et translittération Un exemple parmi tant d'autres : la famille Chorfa, dans la commune de Tizi N'tlata, apprendra qu'elle s'appelle désormais en arabe «Chorfas» dans la mesure où le patronyme porte un «s» en français, conséquence d'une désignation au pluriel de ce groupe de famille, à savoir les Chorfas (churafa). La traduction et la translittération est l'une des principales difficultés et grande sources d'erreurs – mais certainement pas la seule – dans l'écriture des noms propres : le passage du français à l'arabe et de l'arabe au français ne se fait pas sans encombres sur les fichiers administratifs. Le fait est que les registres ou les matrices des noms propres ont été réalisés en français, de façon aberrante, puis arabisés de manière tout aussi absurde, suite à la loi sur l'arabisation datant de 1981. Les transcriptions en langue nationale de tous les noms patronymiques ont été faites dans un désordre tel qu'aucune technique de traduction n'a été proposée ni de formation linguistique dispensée. De plus, à en croire Aïssa Boussiga, dans une étude sur le Le plurilinguisme et écritures du nom propre, ladite transcription n'accorde pas suffisamment d'importance à la présence du berbère et de l'arabe dialectal dans les pratiques nominatives des Algériens. Batailles idéologiques C'est sur les guichets de l'APC que la lutte des langues présentes en Algérie se fait féroce. L'on choisira, par exemple, la graphie «Meriem» ou «Myriam», selon que l'on soit arabisant ou francisant. Depuis les années 80' à nos jours, la lutte pour imposer un prénom à consonance berbère se joue principalement dans les halls de l'APC. Le nom devient ainsi un élément porteur d'enjeux idéologiques. Ahmed Boualili, de l'université Mouloud Mammeri, explique dans un texte intitulé «Eléments pour une gestion plurilingue de l'écriture des noms propres de personnes en Algérie», que le fait de «revendiquer une écriture plutôt qu'une autre, voire une langue d'écriture au lieu d'une autre participe à cet engagement qui n'aurait pas raison d'être sans conscience linguistique, c'est-à-dire sans lutte entre les langues en présence en Algérie». Pour la majorité des Algériens, le patronyme n'a pas de sens à cause d'un travail de dislocation entamé par l'administration coloniale. La loi sur l'arabisation, au lieu de sauver ce qui pouvait encore l'être, a enfoncé le clou en voulant à tout prix obtenir un signifiant et un signifié arabe (alors que les patronymes ont parfois des origines lybico - berbères, puniques, ottomanes, gréco-latines…). La conséquence de ce processus consiste dans une différence entre l'écriture du patronyme dans les registres et son écriture sur le livret de famille et /ou son usage. Ahmed Boualili estime nécessaire de comprendre la différence entre le patronyme, système français de désignation et la filiation patriarcale, système traditionnel de dénomination. «Ce patronyme d'abord rejeté, récupéré par l'administration qui l'a modelé au gré de l'idéologie en place, puis revendiqué par son porteur n'est plus le même. Il a subi des transformations, des ajustements, voire des adaptations pour correspondre aux aspirations du nouveau groupe dominant. Il doit être pris comme il est, ou faire l'objet de batailles au mieux administratives, au pire juridiques et urbaines», décortique-t-il. Et de souligner : «Il est significatif de remarquer que dans cette optique le berbère est rarement choisi comme langue d'écriture du patronyme, l'enjeu étant une confrontation des deux autres langues fortes de l'Algérie, à savoir l'arabe et le français ; le duel dans lequel le discours ambiant inscrit toutes les luttes étant surtout entre deux formations idéologiques majeures : les arabisants et les francisants.» L'auteur recommande de constituer un fichier national des patronymes algériens et de confier aux spécialistes la lourde tâche d'assainir ce ficher en se référant à une gestion plurilingue. Prénoms nouveaux, querelles anciennes Suite au succès d'un feuilleton turc, un parent voulant se conformer à la prononciation arabe du prénom de sa fille propose d'écrire «Nor» au lieu de «Nour». «En Algérie, explique Aïssa Boussiga, un même prénom peut donner lieu à des transcriptions se basant sur la seule interprétation phonétique. Ainsi apparaissent les Fatma, Fatoum, Fatima, Fatna. Les références linguistiques, culturelles et identitaires des parents déterminent en grande partie la forme de transcription des prénoms. Les agents de l'état civil sont confrontés à des transcriptions qui ne correspondent pas à celles proposées dans le lexique national des prénoms.» L'écriture des prénoms «nouveaux» auxquels les agents ne sont pas – encore – habitués est aussi l'une des grandes sources de conflits. D'autant que la graphie d'un certain nombre de prénoms nouveaux dépend de la seule bonne volonté de l'agent de l'état civil et/ou rarement de la volonté des parents. Chérif Sini regrette, à cet effet, l'absence d'un lexique de prénoms à renouveler périodiquement car aucun des chefs de service qu'il a interrogés ne respecte la liste des prénoms des années 80', la jugeant discriminatoire et idéologiquement orientée. Ce lexique leur servirait de référence ou de base du point de vue pratique. «Je pense qu'il faut uniformiser les noms patronymiques systématiquement par le biais du tribunal ; pour les prénoms, il faut s'en tenir à celui d'une même personne dans l'ensemble des documents, tout en lui laissant la liberté, s'il la demande, une fois dans sa vie de choisir l'orthographe de son prénom par voie judiciaire.» «Dénationalisation» du peuple algérien Pour comprendre l'origine des quiproquos qui ont lieu dans les mairies, il est nécessaire de remonter à la genèse de l'état civil. Le fait est que le patronyme algérien a subi bon nombre de remodelages et de programmes visant sa dislocation. L'anthropologue, véritable archéologue des noms, Farid Benramdane, ayant mené de nombreuses recherches sur cette question, explique que «l'individu est assez souvent connu dans sa communauté au travers de sa filiation et non de son patronyme. Assez souvent, celui-ci apparaît sous une forme orale pas toujours en adéquation avec sa forme écrite (…) L'état civil a opéré une rupture dans la continuité identitaire de l'Algérien». Pour lui, on ne peut pas parler de patronymes algériens sans évoquer les tribus : Meknassa, Matmata, Louatta… «Entre Tamanrasset et Alger, nous avons des systèmes de nomination totalement différents. Quand on donne un prénom arabe ou amazigh, ce sont deux systèmes totalement différents. Les noms sont aussi une synthèse de plusieurs milliers d'années. Comme nous sommes une société à tradition orale, les mots changent facilement», souligne M. Benramdane pour qui le nom n'est qu'un «artifice colonial» car la volonté de l'administration française était d'effacer les noms à base de «Ben», «Aït», «Naït» et «Sidi» pour rompre ainsi les liens des populations avec leur tribu. Dans un texte intitulé Qui es-tu, j'ai été dit (Insanyat), Farid Benramdane explique le mode de déstructuration/ restructuration onomastique opéré dans notre pays et sa continuité dans l'état civil actuel : «La question de l'état civil en Algérie (et non algérien, entendons-nous bien !), précise-t-il, pose la problématique de la généalogie et de la filiation dans notre pays. L'état civil actuel continue la représentation mentale de la filiation coloniale française». Il est peut-être étonnant, selon lui, de dire que l'identité onomastique algérienne est historiquement et linguistiquement parlant une entité éclatée : la même descendance est contenue dans des patronymes différents ou fragmentaires, dans le meilleur des cas dans des transcriptions graphiques différentes, exemple : Benhocine, Belhocine, Belhoucine, Benhoucine, Belhossine, Belhoçine, Belhouçine, Belhoucine, Belhucine, Bellehoucine, etc. «Nous essayons, écrit M. Benramdane, depuis un certain temps, de soumettre à notre réflexion les niveaux structurants d'analyse et d'intervention, insoupçonnées et insoupçonnables, nous semble-t-il jusqu'à présent, de la part de l'administration coloniale et même de manière consciente ou inconsciente, de notre administration, dans la ‘‘dénationalisation'' du peuple algérien».