Les penseurs islamiques ont-ils fait évoluer la philosophie ? Peut-on être croyant et réfléchir à Dieu ? Dans Existe-t-il une philosophie islamique ? , Omar Merzoug souhaite que l'on redécouvre les vertus de la réflexion. - Qu'est-ce que la philosophie islamique ? Qu'est-ce qui fait sa spécificité ? Il existe une philosophie que l'on ne peut pas définir comme on l'entend en Occident. Il faut élargir le concept pour y inclure des éléments qui ne sont pas nés à Athènes, en Grèce, comme par exemple la dimension de la spiritualité. C'est-à-dire que la recherche de la vérité, qui est l'objet de la philosophie, peut avoir lieu par des procédures rationnelles, mais également par une illumination spirituelle. La raison n'est qu'une médiation vers la connaissance de quelque chose de secret, que l'on nomme l'Etre ou Dieu. La philosophie islamique intègre cette notion d'illumination spirituelle. - Vous évoquez dans votre ouvrage Ibn Sina. Pourquoi est-il l'une des grandes figures de la philosophie islamique selon vous ? C'était un surdoué. Les sources s'accordent à dire qu'à 18 ans il maîtrisait toutes les sciences de son époque. A la fois les sciences coraniques et la médecine. Il a écrit plus de 260 ouvrages sur plusieurs sujets. C'est un représentant de la philosophie islamique parce qu'il illustre le fait que l'on peut rechercher la vérité de manière rationnelle, par le raisonnement : il a écrit la grande encyclopédie du Chiffa, qui fait 12 volumes dans son édition égyptienne. Cependant, il a également laissé certains textes qui indiquent une voie différente vers la vérité suprême, que vont développer ses continuateurs persans qui vont développer cette philosophie illuminative. - Existe-t-il d'autres grandes figures ? Averroès, un penseur d'Espagne musulman, est un grand nom de la philosophie islamique mais il se restreint au traitement rationnel. Il critique beaucoup Ibn Sina sur ses tendances illuminatives, car il se réclame de la tradition grecque. Il a cependant écrit un livre qui explique qu'il n'y a rien dans la loi islamique, la charia, qui empêche la recherche rationnelle libre. - Comment situez-vous Abou Hamid Al Ghazali au sein des philosophes ? C'est un homme extrêmement pieux qui a traversé une période de doute très profonde. Il a écrit un livre important en philosophie : L'effondrement des philosophes. Il a montré qu'il maîtrisait parfaitement la logique philosophique et sa terminologie puisqu'il discute pied à pied avec certains philosophes de certaines questions logiques. C'est avant tout un homme de religion : la tradition ne le classe pas sous le terme de philosophe. Il a trouvé la vérité dans le soufisme, une connaissance directe de l'invisible, de Dieu. Le soufisme, c'est vouloir s'unir à Dieu par la méditation. Il a suivi cette voie et a dit que c'est là qu'il avait trouvé la sérénité. - Comment est-ce que ces philosophes ont disparu de l'histoire de l'Islam ? D'abord, à leur époque, on a essayé de les faire taire parce qu'ils contestaient la clôture du champ culturel qui était imposée par les mouvements rigoristes. Quand Ibn Taymiyya dit : «On n'a pas besoin de logique ni de mathématiques», c'est grave, or cette tendance l'a emporté. Ibn Taymiyya est le descendant de l'école Hanbalite, qui était l'école qui a donné le wahhabisme en Arabie Saoudite. Tous ceux qui ont contesté l'ordre culturel dominant ont été pourchassés, exterminés. Seuls les émirs ou les califes puissants pouvaient offrir une protection à ces penseurs. Ibn Sina a mené une vie d'errant d'émirat en émirat jusqu'à sa mort. Dans l'histoire, les tendances rigoristes, celles qui étaient partisantes de la Lettre, l'ont emporté contre ceux qui étaient partisans de la libre discussion, de la recherche libre. C'est un drame de l'histoire de l'islam qui continue jusqu'à présent. - Quelle en est la conséquence aujourd'hui, selon vous ? Nous souffrons du juridisme de l'islam. Les musulmans sont obsédés par ce qui est haram ou hallal, par la charia, par les règles. Or, l'islam c'est aussi la pensée, la réflexion, la culture, la curiosité, la libre discussion même avec des incroyants. Le Coran dit qu'on ne peut pas contraindre les gens à croire. Il faut leur permettre de vivre en toute sécurité et leur permettre le libre dialogue. Aujourd'hui, tout ce qui est proposé comme discussion est assimilé à une innovation blâmable. On dit que ce n'est pas conforme à la tradition. C'est une théologie retardataire. Nous souffrons du manque d'esprit critique et de dialogue. Dans la société musulmane, on a peur du dialogue, puisque cette société se fonde sur l'autorité du père de famille. Si les sociétés musulmanes acceptent la dictature, c'est parce que précisément la famille est fondée sur l'autorité. Si nous voulons construire une société de liberté, il faut instaurer le dialogue dans les familles. La philosophie aide à réintroduire le libre-débat : on a raison parce qu'on a des arguments, pas parce que quelqu'un a dit autre chose. - L'un des arguments des opposants à la philosophie est qu'elle est synonyme d'athéïsme. Est-ce que la philosophie est incompatible avec le fait de croire ? Non. En Grèce, il y avait des croyants et des non-croyants. Socrate a été accusé d'athéisme, d'introduire des dieux nouveaux dans la cité. La philosophie comme entreprise critique était déjà mal perçue dans l'Antiquité. La même chose se reproduit en terre d'islam. On dit en arabe : celui qui utilise la logique devient athée. Mais c'est l'argument des rigoristes. Le problème est la peur de l'athéisme, car la condition du non-croyant en terre d'islam est terrible : il est exclu de tout, de la communauté. La réflexion philosophique ne conduit pas nécessairement à l'athéisme. Et de toute façon, risquer de rendre quelques personnes athées est moins onéreux pour une société que la dictature dans la pensée qui a des effets dévastateurs. La fermeture du champ culturel condamne une société au sous-développement et au déclin.