Ghaleb Bencheikh est président de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Comment qualifiez-vous les passages du discours du pape Benoît XVI à l'université de Ratisbonne sur l'Islam et le Prophète Mohamed ? Maladroits ? Délibérés ? Un dérapage contrôlé ? Au mieux, c'est une maladresse, une maladresse bizarre, tout de même de la part d'un lettré qu'on nous a présenté comme un des plus grands érudits de l'Eglise chrétienne. Depuis son accession au pontificat, nous n'arrivons pas à voir quelle est la politique globale de Benoît XVI à l'égard des musulmans et de l'Islam. Il y a eu des précédents au discours du pape à l'université de Ratisbonne, d'abord son discours à Cologne lors des JMJ lorsqu'il a reçu une délégation musulmane, l'audience – qui relève de son droit le plus absolu – accordée à Oriana Fallaci et l'écoute qu'il lui avait prodiguée, nous connaissons tous le sentiment, pour ne pas dire le ressentiment d'Oriana Fallaci pour l'Islam et les musulmans (la journaliste italienne, récemment décédée, s'était illustrée par des brûlots haineux sur l'Islam et les musulmans, ndlr), la réponse faite lorsque l'ambassadeur du Maroc a présenté ses lettres d'accréditation au Vatican. Nous ne devrions pas, nous Musulmans, être effarouchés par quelque position que ce soit. Les manifestations de rue au cours desquelles l'effigie du pape est brûlée corroborent l'idée générale d'une communauté à fleur de peau, hystérique, etc. Gardons notre sang-froid. Et quelle serait de la part des musulmans la réponse la mieux appropriée ? C'est d'abord de se placer au plan intellectuel, spirituel et rationnel. Il est toujours malheureux qu'un simple quidam tienne des propos outrageants sur une religion, on peut, à la limite l'ignorer, mais que quelqu'un qu'on a toujours présenté comme un grand théologien ait pu extraire de leur contexte des propos de nature polémique tels que ceux entre l'empereur byzantin et un lettré persan et leur donner une valeur intemporelle, universelle, caractéristique essentielle structurelle à toute une tradition religieuse, est inacceptable, intellectuellement parlant. Si je devais corriger une copie de dissertation philosophique, je mettrais zéro. Qu'à l'université de Ratisbonne, le cardinal Ratsinger – parce qu'il a endossé la casquette du cardinal Ratsinger – prenne cet exemple-là pour appuyer son argumentation est malheureux. Sa réponse de type historique montre au mieux une ignorance totale du fait islamique, et ce n'est pas normal pour quelqu'un qui est en charge d'une religion aussi importante que le christianisme et qui compte dans le monde, d'ignorer que le trait d'union entre islamo-chrétiens ou judéo-islamiques à travers l'histoire était beaucoup plus prégnant, beaucoup plus fort que le trait d'union entre judéo-chrétiens. Cela veut dire que le pape est un individu qui vit dans sa bulle en étant déconnecté totalement des faits historiques et il n'en a retenu que des épisodes. Toute la scolastique médiévale s'est imprégnée des apports des penseurs arabo-musulmans. Benoît XVI n'a apparemment jamais lu de sa vie la Cité vertueuse d'El Farabi, ni Ghazi, ni Averroès, ni Avicenne, puisque, selon lui, le message mohamédien est un message qui ne va pas de pair avec la raison. La teneur de son discours montre que nous avons affaire à un individu qui peut-être est brillant dans la théologie chrétienne, mais qui est très en deçà du niveau de ses connaissances de ce qui fait partie du patrimoine de l'humanité et du corpus du savoir. Pareille ignorance, réelle ou supposée, du premier représentant de l'Eglise, ne légitime-t-elle pas tous les écarts, tous les excès et amalgames commis à l'encontre de l'Islam et des musulmans ? Dans la curie romaine, on peut avoir des esprits fins et brillants et qui ont des préjugés et sont dans une totale méconnaissance. Ce n'était pas le cas du précédent Pontife, qui lui, était dans une optique d'apaisement et de dialogue. C'est un double problème. Un problème au sein du christianisme. Le second problème, c'est que l'émoi réel qui s'est manifesté dans la communauté musulmane, de par le monde, donnera aussi l'argument à des excités, des illuminés, des aventuriers, à tous ceux qui cherchent un prétexte, pour que le fanatisme dont nous souffrons puisse encore prendre corps. Une telle prise de position de Benoît XVI n'entrave-t-elle pas les efforts entrepris pour nouer le dialogue inter-religieux ? Le dialogue inter-religieux marque effectivement le pas. C'est une difficulté. Nous-mêmes avons à balayer devant notre porte. Si nous sommes arrivés à une telle situation, c'est parce que, aussi, depuis des années, des atrocités ont été commises au nom de l'Islam et au nom de la révélation coranique dans notre propre pays, en Algérie, par exemple. Nous n'avons pas entendu suffisamment les hiérarques religieux dénoncer cela. Il y a eu beaucoup de dérives meurtrières fondées sur des écrits d'Ibn Taymiya et d'autres qui, peut-être dans leur contexte de l'époque, avaient une telle justification et encore, mais de nos jours, elles ne doivent en avoir aucune. Tout ce travail, nous aurions dû le faire, certains l'ont fait, mais n'ont pas eu les tribunes médiatiques pour relayer leurs travaux. D'une polémique, nous devrions faire un avènement sur la pensée. Saisissons cette occasion pour réfléchir. Comment rendre le message des musulmans plus intelligible et plus audible ? Sûrement pas par des manifestations spectaculaires et dévastatrices au niveau de l'image, mais par des écrits, par des paroles sereines, des réflexions posées sur ce que nous sommes : aujourd'hui, sous l'effet de la globalisation, nous vivons dans un monde de diversité religieuse, culturelle, prenons-le, nous autres croyants, comme un dessein de Dieu, comme une richesse. Le pape aurait pu tenir ce genre de discours. A quel dessein répondaient les propos du pape ? A mon avis, le pape est dans l'optique qu'il n'y a qu'une seule vérité, exclusive, celle de l'Eglise et qu'en dehors de l'Eglise, point de salut. Pour lui, il y a des religions qui sont dans le vrai et c'est la sienne, et des religions qui sont dans l'imposture et la preuve, elles sont dans la violence, comme celle de l'Islam, puisqu'intrinsèquement, structurellement, le message coranique et l'enseignement mohamédien sont des messages qui évacuent la raison. On a, selon lui, converti les gens par la force, on continue à prêcher ce qu'il appelle, lui, la guerre sainte. Si on voulait entrer dans la polémique, l'appellation guerre sainte est chrétienne, il n'y a jamais eu de harb mouqadassa chez les arabo-musulmans, y compris dans les traités de polémologie les plus virulents qu'on a pu avoir à travers l'histoire. C'est peut-être aussi une sorte de réponse à la désaffection que connaît l'Eglise, notamment en Europe et, curieusement, ils (le pluriel est voulu, ndlr) n'arrivent pas à comprendre comment se fait-il qu'on ait une religion aussi archaïque, passéiste, rétrograde, violente, irrationnelle qui gagne les esprits, y compris en terre occidentale alors que leur religion, qui est une religion d'amour, de bonté, de miséricorde, connaît une sorte de repli.