«Notre métier de journaliste n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du mal, il est de porter la plume dans la plaie.» Albert Londres Il a choisi de partir au moment où nous sommes submergés par un journalisme d'un autre genre bien différent de celui qu'il affectionnait avec talent. Dans cet exercice, Jean a été sans doute le meilleur biographe. Ainsi s'en est-il allé le cœur léger en nous laissant une œuvre magistrale qui témoigne d'un siècle plein de bruit et de fureur qui n'a laissé que peu de place au rêve et aux illusions. Mais Jean savait le rêve bien plus juste que les contingences du réel et c'est ainsi qu'il savait nous embarquer dans ses voyages improbables en nous faisant découvrir des mondes pluriels. Il était seul. On peut dire aujourd'hui qu'il était unique. Observateur plus que voyeur, le grand journaliste qu'il était s'est mué en capteur du contemporain qui aimait la saveur des mots. Qui a su forcer le respect dans un milieu professionnel qui ne l'entretient guère. En confortant en nous la fierté du métier, Jean avait cette générosité et cette intelligence, ce don de liberté en ne lésinant guère sur le labeur et la rigueur. Homme libre, Jean plaçait la liberté au-dessus de tout, en toute indépendance dont on le félicite aujourd'hui, à titre posthume, après la lui avoir fait payer parfois de son vivant. Ainsi va la vie, ainsi vont les hommes. «Il avait une allure de mousquetaire, un profil en lame de couteau, les sourcils fournis et les yeux plissés par un éternel sourire. Bluffant jusqu'aux plus brillants de ses collègues, c'est debout et en un quart d'heure que Jean Lacouture tapait à la machine l'éditorial de politique étrangère du Monde au début des années 1960. «C'est tellement amusant d'écrire», se plaisait-il encore à dire, élégant et svelte nonagénaire, lorsqu'il était interrogé ces dernières années sur son exceptionnelle facilité. Mort le 16 juillet à l'âge de 94 ans à Roussillon (Vaucluse), Jean Lacouture ne pourra donc plus «s'amuser». Mais il laisse une œuvre : pas moins de 71 livres, dont une quinzaine écrits avec des cosignataires. Et une belle trace dans les annales du métier. Eminent journaliste et biographe, homme de gauche issu d'horizons conservateurs, c'est en témoin engagé qu'il avait embrassé la cause de la décolonisation dans l'immédiat après-guerre, à l'heure où celle-ci ne relevait d'aucune évidence». Eminent journaliste C'est ainsi que Le Monde, «son» journal, l'a présenté la semaine écoulée. Ceux qui l'imaginaient un fou de l'ordre et de la méthode seront démentis par la nonchalance de cet homme surprenant mais sûr de son art. «Je suis un bricoleur. Je n'ai pas la moindre méthode dans mon travail de biographe, j'ai lu des biographies, mais à peine comme tout le monde. Je n'ai pas des tiroirs remplis de documents, de papiers classés. Je travaille avec ça.» Jean Lacouture s'interrompt pour montrer des bouts de feuilles déchirées, quelques fiches bristol. «Je sais ce qu'est bricoler, c'est sans doute cela mon empathie avec les Vietnamiens. Paul Mus qui m'a tout appris, m'avait dit un jour : ‘‘Les Américains vont perdre la guerre parce qu'eux, ils n'ont pas de mot dans leur langue pour dire bricoler''». Son ami Paul Flamand, le compatriote du Sud-Ouest, le passionné de rugby à la voix affectueuse témoigne : «Les biographies qu'il a écrites font partie de sa biographie à lui. On y trouve tous les dons qui composent ce personnage sympathique, brillant, attachant. J'ai lu ligne par ligne toutes ses biographies, il y a des moments où on s'arrête, on sourit, on se dit : ça c'est du 20/20.» Jean est entré en biographie par la porte colorée du portraitiste, car avant Malraux, Blum, Mauriac, Mendes, il y a bien eu les portraits biographiques, ceux de de Gaulle (1965), Hô chi Minh (1967), Nasser (1971). «Vous savez, dira Jean Lacouture en 1982 à un journaliste qui l'interrogeait, Le Monde est une confrérie, un ordre. J'étais un défroqué». Bref, il avait préféré l'Egypte, France-Soir à ce grand journal et ne devait plus espérer y retrouver une place ! Aussi, Hubert Beuvemery, le directeur du Monde, reste-t-il d'abord de marbre face à la timide offensive de retour qu'entreprend Jean auprès de lui en 1957 après la parution de son second livre Le Maroc à l'épreuve. Il se contente de hocher la tête. Or, justement, en cet automne 1957, dominé tout entier par la question algérienne, le patron du Monde cherche un chef pour le service outre-mer qu'il crée, composé de quatre journalistes. C'est Jean qui sera choisi et qui rejoint le Caire devenu le creuset du monde arabe et de ses luttes. C'est ici qu'a été créée, en 1945, la Ligue arabe, où est installé le bureau du Maghreb et où se retrouvent les dirigeants nationalistes de l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc. Par devoir d'information d'abord, mais aussi par goût, Jean et Simonne, son épouse, rencontrent très souvent ces leaders en exil, les Algériens surtout. Ils vont quelquefois chez eux prendre ce que Simonne appelle «Le thé et les petits fours de la colère». C'est au Caire que Jean rencontrera pour la première fois, en avril 1956, Ahmed Ben Bella. C'est ici que Ferhat Abbas, politicien modéré, viendra pour se rallier au FLN. Avec France-Soir, Jean a «retrouvé le plus beau des métiers». Dans l'affaire algérienne, Jean va entrer, en effet, lentement, prudemment. «L'anticolonialiste que j'étais, lié d'amitié avec certains responsables de la Révolution algérienne, ayant entendu directement et approuvé la plupart de leurs arguments, étant profondément sensibilisé à leurs aspirations, à leur soif de dignité surtout, se posait des questions ? Je ne relis pas sans malaise certains des articles que j'ai écrits à cette époque. Je n'arrivais pas à faire les choix décisifs. J'ai politiquement bégayé. A partir du moment où je suis entré au Monde pour m'occuper avant tout de l'Algérie en novembre 1957, je suis resté près d'un an en perpétuel débat intérieur.» Début 1954, Jean est reçu par le vice-président de la République égyptienne, l'officier Gamal Abdelnasser. Dans le bureau monacal qu'il a installé au bord du Nil, Nasser reçoit Jean et Simonne. «Les coudes bien posés sur son bureau, la tête un peu penchée, plantant dans nos yeux son regard noir : ‘‘Nous autres, gens de petites nations, nous n'avons pas grande confiance dans les tribunaux internationaux dont nous savons qu'ils sont les cours des grandes nations''.» Début 1958, Jean va à Montreux en Suisse pour interviewer Ferhat Abbas. La femme du leader algérien est Alsacienne, et Jean sait que nombre de pieds-noirs qui vivent en Algérie sont justement des Alsaciens d'origine, envoyés en Afrique du Nord après la guerre de 1870 d'une façon plus ou moins autoritaire. Période de doute «C'était un dimanche matin, le 8 février 1958. J'avais frappé à la porte de l'appartement, plutôt modeste occupé par monsieur Abbas. C'est lui-même, chef d'une organisation révolutionnaire menant une guerre implacable contre une grande puissance, mon pays, qui était venu m'ouvrir. Est-on si peu méfiant au sein du FLN ? me dis-je.» Les leaders algériens ne sont pas des impulsifs comme un Nasser, fabuleux acteur, comme un Bourguiba, le «combattant suprême» au masque innombrable de comédien, pas des orientaux façon Mohamed V avec son cérémonial quelque peu perfide, assujettissant Sidi Mohamed Ben Youcef, ce souverain capable d'attendre des heures… son heure ! Les Ferhat Abbas, Ben Bella dit l'invisible, Aït Ahmed, Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf, un fils de tailleur, sont des intellectuels, des Blancs, des lettrés, des disciples des lettres françaises. Plus proches, oui, d'un Hô chi minh que d'un Nasser. A Alger, le 13 mai, c'est l'insurrection. Alger s'est soulevée pour la sauvegarde de l'Algérie française. Elle a renversé le gouvernement civil. Le général Massu prend la tête d'un comité de salut public qui réclame le retour de de Gaulle au pouvoir. Cette fois, dans les colonnes du Monde, le «grognard» c'est Jean. Le vendredi 16 mai, dans un article en Une du quotidien intitulé «Le mouvement de dissidence s'élargit dans la confusion», Lacouture réprouve le coup de force, mais sans cesser de s'interroger. «La société algérienne est trop complexe, les courants politiques qui l'animent trop divers, et la situation de guerre révolutionnaire où elle est plongée trop dramatique pour qu'un mouvement comme celui qui s'est déclenché le 13 mai n'entraîne pas un désordre profond. Ceux qui ont pris l'initiative de greffer l'insurrection sur la guerre ne pouvaient ignorer dans quelle situation ils plaçaient le pays.» Guerre d'Algérie Concis, Jean a résumé la guerre d'Algérie dans son ouvrage référence La guerre est finie (1997) où il décortique les faits tels qu'il les a observés. «En moins de 200 pages, Jean Lacouture réussit le tour de force d'exposer clairement les négociations qui, partant de ‘‘l'offre de paix des braves'' ont conduit l'Algérie et la France à la signature des accords d'Evian. L'auteur a suivi au jour le jour pour Le Monde les avancées et les reculs de cette partie d'échecs dont dépendait l'issue du drame algérien. L'ouvrage bénéficie aussi de sa connaissance intime du général de Gaulle. Tout cet acquis l'autorise à dégager avec sûreté et en peu de mots la ligne directrice, les enjeux ainsi que l'état d'esprit des deux camps.» Au Maroc où il a vécu, Jean ne s'est pas contenté de rapporter les fastes de la caste. Les mystères et intrigues du palais ne lui étaient pas inconnus. Le 18 mai 1965, Lacouture, qui était au Maroc depuis quelques jours, a été prié de quitter le pays dans les vingt-quatre heures. Parmi les griefs retenus figurent ses articles du Monde, imprégnés, selon les autorités, d'une «hostilité permanente» à l'égard du Maroc et les contacts pris avec des personnalités de l'opposition. Quelques mois plus tard, le 29 octobre 1965, Ben Barka, celui que Lacouture appelait la «dynamo» du nouveau Maroc est enlevé. A Paris, au Monde, Jean reçoit le lendemain matin le coup de fil d'un ami de Ben Barka qui l'informe de la disparition de l'opposant. Il apparaît très vite que c'est Oufkir qui a fait le coup. Dans un long article paru le 10 novembre 1965 dans Le Nouvel Observateur, «La dynamo et le général», Lacouture rend hommage à «celui qui veut faire accoucher la révolution» et condamne Oufkir, dont il a si bien pertinemment décrit «le visage de Siou au regard de bitume». Ben Barka, lui, «c'est El Mehdi, c'est l'envoyé de Dieu, le porteur de message». Nul pourtant n'est moins prophétique, moins mystique que Mehdi Ben Barka - petit personnage de silex, coupant, tranchant, éclatant, fait de matière dure, de matière agissante. «Un ferment, un acide, qui depuis vingt ans attaque ou fait lever la lourde pâte de la société marocaine, décapant le féodalisme, remettant tout en question, jusqu'à la monarchie.»