Quoi qu'on dise, l'Algérie, aujourd'hui, est l'un des pays les plus sécurisés au monde», assure le sociologue Liess Boukra. Interrogé en marge de la conférence internationale sur «l'extrémisme violent» au sujet du potentiel de nuisance des groupes terroristes (dont le dernier forfait remonte au 17 juillet dernier, avec l'attaque de Aïn Defla), l'auteur de Algérie, la terreur sacrée souligne que «l'Algérie est venue à bout du terrorisme de masse des années 1990». M. Boukra précise cependant que «le risque zéro n'existe pas». Analysant les nouvelles formes du terrorisme, il explique : «Nous sommes aujourd'hui dans un nouveau contexte régional. Nous sommes encerclés par des pays où soit l'Etat est complètement effondré, soit l'Etat est faible sur le plan des moyens et n'arrive pas à juguler (le risque terroriste, ndlr). Ça, c'est une situation tout à fait nouvelle». Pour Liess Boukra, nous avons désormais affaire à un «terrorisme hybride». «C'est une menace où se mêlent terrorisme, trafic de drogue, trafic d'armes et toutes sortes d'activités criminelles» dit-il. L'ancien directeur adjoint du Centre africain d'études et de recherches sur le terrorisme (Caert) fait remarquer que «depuis le 11 Septembre, nous assistons à un phénomène de transnationalisation du terrorisme avec Al Qaîda». «Mais Al Qaîda, poursuit-il, restait une organisation quasi virtuelle qui n'a jamais revendiqué d'ancrage territorial. C'est un immense holding qui avait des sous-traitants dans différents pays. Et les groupes pouvaient agir sans même avoir de contact organique avec le centre». Le sociologue pense qu'à l'heure actuelle, «Al Qaîda a énormément périclité». «Et nous avons vu naître un autre terrorisme, qui est Daech. Il prétend disposer d'un Etat, frapper monnaie, avoir une armée régulière, contrôler un territoire, lever l'impôt, et prône un califat mondial. Idéologiquement, il y a une différence (avec Al Qaîda, ndlr). Ce qu'on appelle Daech est dans une logique néo-takfiriste et violemment anti-chiite, ce qui n'était pas le cas d'Al Qaîda», affirme-t-il. «Daech ne peut pas prendre racine -en Algérie» Quid du «risque Daech» en Algérie ? Liess Boukra rassure : «Sincèrement, je ne pense pas que Daech puisse prendre racine en Algérie.» «A part (l'exécution d'Hervé) Gourdel, il n'a pas d'opération à revendiquer, ne dispose pas de zones libérées. Il est obligé de se disperser en très petits groupes, donc ça n'a rien à voir avec ce qu'on a connu auparavant». Et de noter : «Ce n'est pas Daech qui est venu s'installer en Algérie, ce sont d'anciens groupes qui se revendiquaient d'Al Qaîda et qui ont changé de parapluie. Il faut bien admettre que Daech n'arrive pas à s'implanter en Algérie. A chaque fois qu'un groupe apparaît, il est aussitôt démantelé et militairement liquidé.» M. Boukra estime toutefois que sur le plan idéologique, ce n'est pas gagné : «Aucun pays n'est prémuni définitivement contre le terrorisme. Chaque entreprise terroriste procède d'une logique d'idées, c'est-à-dire d'une idéologie. Vous pouvez vous prémunir contre des pratiques, contre des organisations, mais je défie quiconque de se prémunir contre des idées.» L'auteur de Djihadisme, l'islam à l'épreuve de l'histoire, attribue cela, en partie, à l'effondrement des «grands récits» comme dirait J. F. Lyotard, notamment le récit de gauche : «Dans les années 1960, la contestation anti-impérialiste, la contestation sociale s'exprimaient à travers un langage de gauche. Aujourd'hui, les idéologies marxistes, tout comme le nationalisme, se sont effondrées. Il se trouve que le seul langage disponible, c'est le langage des extrêmes. Parce que l'Europe est sécularisée, c'est le langage de l'extrême droite qui y domine, et vous savez à quelle allure progresse l'extrême droite en Europe». Liess Boukra considère que la focalisation sur l'islamisme, chez nous, tient au fait que «nous sommes des sociétés beaucoup moins sécularisées». «Nous sommes encore des sociétés où la conscience sociale ne s'est pas libérée de son enveloppe religieuse. Donc elle exprime le langage qui domine parce que le stock religieux reste, chez nous, le seul stock porteur de sens. Les gens vont, dès lors, puiser dans ce seul stock. Voilà la différence. Mais le processus à l'échelle mondiale est tout à fait le même. On assiste partout à la montée des extrémismes.» Terrorisme et impérialisme : convergence d'intérêts Questionné sur le poids des enjeux géopolitiques, Liess Boukra estime qu'il y a «une convergence d'intérêts objective» entre terrorisme et impérialisme. «Aujourd'hui, analyse-t-il, les grands représentants du capital financier mondialisé ont intérêt à redécouper le monde selon une autre logique que celle des nations. Pourquoi ? Parce que les nations se sont avérées un socle assez fructueux de résistance contre l'impérialisme et ses prétentions hégémoniques. Alors, il faut le détruire et redécouper le monde. Le capitalisme a besoin de ressources naturelles à très bas prix, presque gratuitement, parce qu'il ne peut pas continuer à faire baisser le coût des salaires en Europe et en Occident. Un pays comme l'Allemagne, c'est 14 millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté. Aux Etats-Unis, la situation des salariés est horrible. Et comme ils ne peuvent pas aller plus loin dans l'exploitation de la force de travail, qu'est-ce qui reste ? Il reste la matière première. Celle-ci a un coût et ils vont le faire baisser. Il se trouve que la matière première est au Sahel, en Afrique centrale, au Moyen-Orient, dans certaines zones de l'Asie… Or, ces pays sont structurés en nations et ces nations permettent des résistances organisées et structurées. Donc il faut les casser.»