Lorsque Slimane Zeghidour a glissé son appel subliminal dans un article sur sa région natale, Erraguene, dans l'arrière-pays de la wilaya de Jijel, paru au début des années 1990 dans le magazine Géo, il ne se doutait peut-être pas que ça allait déboucher sur un magnifique livre, riche en couleurs qu'il est venu «lire» samedi dernier au centre islamique Cheikh Ahmed Hamani de Jijel. C'est, en effet, comme il dira, sa quête de revoir une image de son village désormais englouti par l'imposant barrage d'Erraguene, a été le fil conducteur qui a débouché sur le livre L'Algérie en couleurs, 1954-1962, photographies d'appelés pendant la guerre, coécrit avec l'historien Tramor Quemeneur. Une œuvre qui a réellement commencé à prendre forme après l'offre du sergent Philippe Gautier, qui a fourni 50 diapositives dans lesquelles il retrouvera son village. La machine est désormais en marche pour accoucher sur papier des «photos de l'Algérie durant la guerre, et non pas de la guerre d'Algérie de soldats métropolitains qui n'avaient pas le même regard que les Français d'Algérie». L'écrivain et journaliste, revenu à Jijel pour une conférence sur invitation de la même association «Gloires, Histoire et Patrimoine de Jijel», dira avoir décelé certaines particularités qu'on ne retrouve nulle part ailleurs. Il affirmera par exemple que généralement 90% des populations dans le monde vivent dans leur terre natale, ou celle de leur père. Par contre, ajoutera-t-il, en Algérie, 70% ne vivent pas là où eux-mêmes ou leurs pères sont nés, ce qui le poussera à les désigner de «réfugiés de l'intérieur» dans leur propre pays et de faire le parallèle avec la situation des 250 000 réfugiés palestiniens en Israël. Un phénomène considéré comme étrange puisqu'il s'agit d'un déracinement. «Malheureusement, on en parle peu en Algérie», dira-t-il avant de considérer que cette anormalité influe sur la société, lui faisant dire que «l'Algérien a un problème avec son pays». Avant d'aborder les vestiges du colonialisme, il reprendra Aimé Césaire, qui lui avait répondu un jour que les «effets du colonialisme commencent avec le départ du dernier colon», avant d'affirmer que les Algériens ont subi depuis 1830 une série de déracinements qui a continué après l'indépendance. «Malgré le déracinement, sans le médecin et sans l'école du camp, nous n'aurions pas étudié, alors que son père est passé du statut de fellah à celui de commerçant, hissant ainsi le niveau social», reconnaîtra-t-il. Une série de déracinements «A l'indépendance, la population a été laissée à son sort, alors que la rentrée scolaire frappait aux portes. Le départ vers la capitale est inévitable. Pour la deuxième fois, nouveau déracinement ! Avec le début des événements de 1993, une troisième vague de déplacés a fui la région alors que mes quatre oncles y vivaient. Un peuple ou du moins une grande partie, regrettera-t-il, vit sur le plan légal dans son pays mais sur le plan humain et sentimental, c'est un peuple réfugié et vit comme étranger et n'a pas une relation naturelle avec son pays». «Ces déracinements sont à l'origine des discours récurrents sur l'identité. On ne peut savoir qui nous sommes quand on ne sait pas d'où on vient», tranchera-t-il. «Une culture et une langue qui nous unissent sont des facteurs qui favoriseront, affirmera-t-il, l'exercice au quotidien de l'identité», prenant à chaque fois l'exemple des Brésiliens issus d'une multitude de nationalités. «Le problème n'est pas dans le régionalisme, mais plutôt dans le clanisme», dira-t-il. Bien que 95% des victimes de la guerre de Libération nationale sont des civils, les conclusions d'une étude qu'il a menée sur les monuments aux morts a montré que contrairement à la Russie et l'ex-URSS ou la France où on privilégie les femmes et les enfants, chez nous la présentation des souffrances des civils est perçue comme honteuse, lui faisant dire que l'historiographie a pris le dessus sur les souffrances. L'orateur abordera par ailleurs la sous-administration du pays avec seulement 1500 communes, alors qu'un pays beaucoup moins vaste comme la France en compte plus de… 36 000. Les retards sur le plan cadastral et leurs implications sociales lui feront dire : «On n'a pas besoin d'ennemi, nous avons nos cousins !», et d'affirmer que l'Algérien vit dans un climat de «pseudo-guerre civile non déclarée». Interrogé en aparté sur ses futurs projets, le conférencier nous dira qu'il prépare un livre autobiographique, mais aussi sur la singularité du rapport franco-algérien qui, à l'indépendance, le rapport entre les deux peuples, loin de se distancier n'ont cessé de s'étoffer, y compris sur les plans matrimonial, linguistique et culturel.