Certains ne savent pas que Slimane Zeghidour, qui aime se dire et se présenter comme « autodidacte », car ayant tout appris par les voyages et les contacts, a même fait un passage, au cours des années 70, dans la revue M'quidech avant son départ d'Algérie en 1974. Il y dessinait les aventures de son héros, M'barek. Il fera ensuite de longs séjours en Amérique latine où il découvre et apprécie la dynamique communauté d'origine syro-libanaise ou palestinienne. En plus d'apprendre l'espagnol, il rencontre aussi des intellectuels de renom comme le grand écrivain argentin Julio Cortazar. Il évoque, au passage, la figure de Gabriel Garcia Marquez s'étonnant « qu'aucun dirigeant du monde arabe n'ait salué la mémoire de cet homme qui a toujours affiché des positions en faveur du peuple palestinien et de la justice ». Ces dernières années, il s'est davantage penché sur les conflits du Moyen-Orient et retourne bientôt en Arabie saoudite pour les besoins de son prochain livre. « Plus que l'Egypte, ce qui s'y passe aura des répercussions sur tout le monde arabo-musulman » confie-t-il. Nous avons eu l'occasion de l'écouter lors d'une conférence au CCF d'Alger, il y a plus de vingt ans. C'était lors d'une présentation vivante et plaisante de son livre « La vie quotidienne à la Mecque » qui venait de paraître. Nous l'avons de nouveau retrouvé à la librairie du Tiers Monde où il était de passage samedi dernier pour dédicacer son livre « L'Algérie en couleurs » paru en 2011. L'homme n'a pas perdu sa vivacité et cette délicate et exquise façon qu'il a de parsemer sa discussion de savoureuses anecdotes. Ses digressions révèlent l'homme à l'immense savoir encyclopédique citant Darwish, Ibn Batouta, Edward Said ou des philosophes juifs ou chrétiens. Avec lui, l'histoire n'est pas faite seulement de batailles, de grandes dates ou d'évocations grandiloquentes. « Vous savez, l'URSS et la France sont les pays qui ont érigé le plus de monuments mais on y voit surtout les souffrances des petites gens, celles des veuves ou des enfants » nous fait il remarquer. L'album de 350 photos, accompagnés de textes qui montrent la vie des appelés et des Algériens à Erraguene et dans d'autres régions peut se feuilleter comme un livre d'histoire. La vie dans le camp est semblable et recoupe celle de milliers d'Algériens. « N'oubliez pas, dit-il, que près de 40 % des paysans algériens, environ deux millions et demi, ont été cantonnés dans un millier de camps de regroupement » dit-il. Le camp d'Erraguene, recouvert depuis par un immense barrage hydro- électrique, est un concentré de drames liés à cet arrachement à sa terre, à son horizon familier mais aussi des joies et des gestes de la quotidienneté. Lui et sa famille venait d'un petit village El Oueldja vidé comme tant d'autres des populations qui pouvaient venir en aide et héberger les combattants du FLN. Il y vivra sa prime enfance, connaîtra l'école et l'hôpital dans ce camp aux maisons recouvertes de chaume et cernées de barbelés. Souvenirs et visages ressuscités Le livre a lui aussi sa propre histoire. « Tout est parti d'un reportage que j'avais publié en 1990 dans la revue Geo sur ma région d'origine et là, comme une bouteille à la mer, je voulais retrouver des images du camp où j'ai passé mon enfance » raconte l'auteur. C'est ainsi qu'il retrouva des traces de cette période et, notamment, cette photo où on le voit assis en compagnie de sa maîtresse. Elle date de 1959 alors qu'il avait six ans. Je suis là, assis avec d'autres enfants et Mme Cabanel devant la tente faisant office de classe ». Sitôt l'appel lancé, un appelé qui a passé son service à Erraguene, Phillipe Gauthier, lui envoya des clichés qui font revivre l'époque et ressusciter des souvenirs et des visages que Zeghidour croyait définitivement ensevelis. D'aucuns pourraient sans doute reprocher à l'auteur de gommer les horreurs de la guerre et ses cruautés. Bien souvent, de paisibles soldats du contingent se transformaient en tortionnaires. « Ce ne sont pas des images de la guerre mais des photos sur l'Algérie pendant la guerre » se défend-il. On découvre aussi dans le regard des enfants, ou d'une prisonnière, l'étendue de la misère et du dénuement. Les images ont fixé aussi d'autres réalités liées aux travaux collectifs, aux fêtes et à la vie de tous les jours. Se révèle surtout une époque avec les costumes bariolés des femmes, la nature. « Il faut se souvenir que beaucoup de ces appelés découvraient pour la première fois l'Algérie et découvraient un pays qu'ils ne connaissaient pas. » Zeghidour ne se nourrit pas seulement de nostalgie. Il tire des conclusions et des leçons. « Beaucoup d'habitants ne sont pas retournés chez eux après ce déracinement de grande ampleur. Le phénomène étudié par Bourdieu et Abdelmalek Sayad qui a publié un livre sous ce titre, n'a nullement trouvé intérêt auprès des sociologues et des historiens et sa place dans le récit national, à travers la littérature, reste minime » constate Zeghidour. « Cela a créé une rupture anthropologique avec le milieu naturel et culturel qui explique pour une grande part les traumatismes de la société et ses évolutions, notamment la violence dans le quotidien ». Quelque part, l'Algérien n'a pas d'attachement à un lieu et, partant, il se sent peu concerné par son milieu ». Une acculturation s'est progressivement installée avec la perte des mots, des mythes, qui furent le socle d'une culture authentique. « On ne voit plus ces costumes féminins qui faisaient ressembler nos femmes aux paysannes moldaves » dit-il. « L'exode rural de masse qui a suivi l'indépendance a surtout conduit à cette ruralisation des villes en termes de rapports sociaux ». Les montagnes se sont en quelque sorte vengées des villes pour reprendre son expression. Les villes tout au long de notre histoire furent toujours étrangères mais après 1962, ceux qui sont descendus massivement des mechtas ont gardé la mentalité rurale. Nos villes restent marquées par la mentalité patriarcale qui fait peu de cas de la liberté individuelle, signe et condition de la modernité. L'an dernier, Slimane Zeghidour est retourné, après vingt ans d'absence, au village d'origine de nouveau abandonné durant la décennie noire où la région était infestée de groupes terroristes. On le devine dépité en racontant ses déboires avec des responsables locaux. L'attachement au terroir reste plus fort. A la question de savoir ce qu'il aurait fait en plus de voyager et d'écrire, il lâche : « J'aurais aimé être un paysan, savoir planter et greffer des arbres ». Un attachement au pays natal de cet homme qui a eu l'honneur de donner des conférences à Berkeley et d'autres universités prestigieuses alors qu'aucune université nationale n'a daigné encore l'inviter. R. Hammoudi « L'Algérie en couleurs, 1954-1962 » éditions Les Arènes