L'enfant terrible d'El Hamri. Le kid d'Oran. Le pionnier et le père de la musique raï, le rossignol des années 1960, l'auteur mythique de Gatlek Zizia, Lahaoulouni ou encore Milouda Fin Kounti, Bouteldja Belkacem est décédé, mardi soir, à 22h15, dans son domicile à Haï Zitoun, à Oran, des suites d'un cancer. Il avait 64 ans. Il a été inhumé hier après-midi au cimetière de Dar El Beïda à Oran. C'est sa fille Ismahan qui nous a annoncé sa mort. Belkacem Bouteldja, rongé par un cancer en phase terminale il y a plus de trois semaines, nous avait reçus chez lui, à Haï Zitoun (Dar Beïda), à Oran. Il nous avait poussé un cri de détresse humaine, pour ne pas dire «inhumaine». Car vivant dans un dénuement total, une flagrante précarité. C'est un Belkacem Bouteldja affaibli, squelettique, exsangue et dans une profonde déprime que nous avons vu. C'est la larme à l'œil qu'il nous avait balancé à la figure et à la face du monde (cruel) son émouvant cri lacrymal, son appel au secours, son SOS, son désespoir. Oui, une désespérance infra-humaine et invraisemblable émanant du «godfather», la légende du raï, un artiste algérien. Et ce, face à une indécente et manifeste indifférence. Gravement malade, hospitalisé au service de pneumologie du CHU d'Oran depuis le 18 juillet 2015, Bouteldja Belkacem souffrait en silence, dans son coin, broyant du noir... Il n'avait trouvé que sa fille, Ismahan, jeune mère d'un enfant, sans emploi (son mari est contractuel) qui est venue précipitamment de Saïda où elle vit pour s'occuper de lui et surtout avec l'élan de solidarité de ses voisins, des âmes charitables. Sa femme est handicapée motrice — un calvaire pour la déplacer au 3e étage où la famille Bouteldja réside et on ne ferme pas la porte de l'appartement à clé parce que ni Belkacem ni sa femme ne peuvent l'ouvrir —, il n'avait pas de couverture sociale, ni de carte «Chifa», ni retraite, ni pension, ni une quelconque aide. Rien ! Aucune ressource financière. Le loyer de l'appartement n'a pas été payé depuis sept mois. Il n'avait même pas de quoi payer le scanner que lui avait recommandé son médecin traitant (il sera honoré par l'Office national des droit d'auteur, ONDA). Il faut comprendre que Bouteldja Belkacem n'avait pas de salaire mensuel, ni rente, ni autres rentrées d'argent. Et pour couronner le tout, comble de l'ironie, on lui avait subtilisé le téléphone portable de son lit d'hôpital. C'est dire l'ampleur du drame humain que vivait Bouteldja Belkacem, et par conséquent toute sa famille. TERRIBLE SOS A «l'agonie», il nous avait crié son déchirant désarroi avec pudeur et sans misérabilisme : «Je n'ai rien. Je ne possède absolument rien. Je suis un Algérien, mais je ne suis pas un ‘‘Algérien'' ! Un Algérien que de nom. Je n'ai rien du tout. Abandonné ! Oublié ! Je suis abasourdi. Si je suis d'une autre nationalité, il faut me le signifier et me laisser partir dans mon pays. J'ai toujours aimé ce pays. Je suis né en Algérie que je sache . Un pur Algérien. Et je n'ai aucun droit ? Je n'ai jamais voulu quitter l'Algérie pour m'établir en France ou ailleurs, et ce, malgré les occasions, les propositions et les offres alléchantes à l'époque (dans les années 1960 et 1970). Je suis victime d'une injustice (rani mahgour, en arabe dialectal). Pas une once de considération. Sans prétention aucune, c'est grâce à moi que la musique raï est devenue mondiale. Grâce à mon nom. Pourquoi dois-je mériter un tel traitement en mon pays ? Vous savez, mes soins nécessitent une prise en charge, mais je n'ai personne pour me prêter assistance. Je suis seul, sans ressources. Je n'ai ni retraite, ni pension, ni carte Chifa, ni assurance, ni couverture sociale. Mon épouse est handicapée. Il faut quatre personnes pour la faire monter au troisième étage où nous habitons. Je n'ai pas d'enfants qui travaillent. Et cela dure depuis 46 ans. Je ne vis pas de la musique raï depuis longtemps.» Il était tellement dans un tel désespoir qu'il lâchera de guerre lasse : «Si on ne m'aide pas, je vais commettre l'irréparable.» C'était sa note testamentaire. SURNOMME «JOSELITO» Belkacem Bouteldja, né le 5 avril 1951 à Oran, est ce «newcomer», ce jeune loup, qui, à peine âgé de 13 ans, avait commis un lèse-majesté. Il avait détrôné la reine alors du raï rural. La diva Cheikha Rimitti. C'était le 11 décembre 1965. Un adolescent à la voix «féminine» avait publié son tout premier 45 Tours qui va révolutionner la musique oranaise. Sur la face A figure le titre Gatlek Zizia, sur la face B Lahaoulouni. Un succès à Oran, Relizane, Sidi Bel Abbès, Béchar, Mascara, Tlemcen, Maghnia, Aïn Témouchent… Dans toutes les villes de l'Ouest de l'Algérie. Mais avec Milouda, en 1966, ce sera un succès phénoménal national. Cheikha El Ouachma, une grande chanteuse de l'époque surnommera Belkacem «Joselito». Dans un enregistrement sonore inédit, Bouteldja Belkacem s'était rappelé : «J'ai été découvert par Brahim Feth. Mon premier disque c'était chez son label Editions El Feth. Un succès fou. J'avais modernisé un peu la mélodie avec l'âme de la gasba (la flûte), les violons, l'accordéon, l'oûd, la derbouka, le tambourin…Après, j'ai sorti d'autres disques. Comme Sid El Hakem chez Editions Kawakib à Alger, Casaphone à Casablanca (Maroc), Nouvelle Vague à Oran, La Voix du Globe, Lahn Djazaïr et Editions Chandor à Paris en 1968. J'ai vécu à Paris quelques années. Le raï ne passait ni à la radio ni à la télévision à l'époque en 1965. J'ai été même convoqué par un ministre de la Culture de l'époque… Mon inspiration, mes chanteurs préférés de l'époque étaient Abdelhalim Hafez, Brahim El Alami, mes maîtres Ahmed Wahbi et Blaoui Houari, Ahmed saber, Otis Reddingn James Brown… Ahmed Wahbi venait rassurer mes parents pour l'accompagner dans les mariages et les galas. J'avais 15 ans et j'étais une star. J'avais des gardes du corps de la ‘‘houkouma''(de l'Etat) que j'ai refusé de me suivre. Moi, je suis un fils du peuple, de la rue, d'El Hamri…». MILOUDA EST ORPHELINE Bien que Belkacem Bouteldja soit un teenager de 14 ans, en 1966 il sort Milouda qui sera repris par la suite par la diva Cheikha Rimitti, Mohamed Mazouni, Gana Maghnaoui, Mazouzi… Une chanson très triste évoquant le drame et la détresse humaine des filles-mères face à l'inquisition et l'intolérance de la société. Nous sommes en 965. Il brisera un tabou. Les paroles de Milouda disent : «Que t'est-il arrivé ?/ Comment tu as fait pour oublier Saïd ?/ Le vin et le whisky sont traîtres/ Houkouma (les autorités) t'ont cherchée partout/ Tous tes voisins ont témoigné et t'accusent/ Tu as perdu ton fils dans la forêt/ Tout le monde en parle/ A Alger, on parle que de toi/ Que vas-tu faire devant le juge ?/ Le jour du vendredi, tu seras condamnée/ Ta beauté, tes sourcils et tes yeux, c'est fatal !/ Dis-moi ce qui t'est arrivé, et je prendrai un avocat pour te défendre/ Que vas-tu faire, c'est ton destin/ Seul Dieu t'aidera/». L'EXPLOSION DU POP RAI Puis, ce fut la belle aventure du raï, en 1974, avec l'homme à la trompette d'or, Messaoud Bellemou d'Aïn Témouchent. Le tandem gagnant Belkacem Bouteldja et Messaoud Bellemou. «J'ai commencé à travailler avec Bellemou 1973-1974. Il était venu me voir à Oran. Il m'a invité à un mariage à Aïn Témouchent. Premier coup d'essai, premier grand succès. On évoluait comme ceci : deux trompettes (Bellemou et Mimi Temouchenti), deux tbals (djembe), karkabou et moi au chant et la derbouka. Après, accessoirement, Bellemou s'est mis au saxophone et Mimi Temouchenti à l'orgue. On avait appelé cela ‘‘pop raï''. C'est grâce à nous ! On animait des mariages à Beni saf, Hassi Ghella, El Amria ou encore Oran. Et ce fut l'explosion du raï avec Zerga ou Mesrara ; Hadi Hiya Wahrania, Raï Rayi…». Belkacem Bouteldja aimait répéter cela avec un sourire en coin : «Je n'ai pas étudié. Je ne sais pas lire le solfège. Je ne sais pas écrire. Mais j'avais un don. Celui de Dieu. Je ne suis pas un chanteur de studio, mais de scène. Je ne regrette pas ce passé. J'ai vécu une belle aventure. Mon nom ne mourra pas, même si je meurs. Quand je mourrai, il y aura des gens qui parleront de moi, qui se souviendront de moi, qui prieront Dieu pour moi…». Bouteldja Belkacem n'a jamais reçu d'hommage dans son acception honorifique musicalement parlant. En 1985, lors du tout premier festival du raï d'Oran, il avait reçu le premier prix, un accessit anachronique saluant la paternité du raï — car la star de l'époque c'était cheb Khaled. La rançon de la gloire des artistes en Algérie. La preuve : aucune déclaration du ministère de la Culture. Comme on l'a déjà souligné, c'est une fetwa.