Miloud Yabrir plonge sa main dans la grosse valise de l'enfance pour y retirer des bouts d'une histoire d'une finesse rare. Djanoub el milh (le Sud du sel) est un roman construit à partir de beaucoup de souvenirs souvent douloureux, parfois joyeux. Des souvenirs qui traversent l'histoire contemporaine tourmentée de l'Algérie. Oui, il faut une terre à la littérature. Une terre dure et ferme d'où émerge l'imagination et où peut naître la rêverie. Il faut aussi un regard perçant comme celui de Mesbah, le photographe, qui porte un nom lumineux et qui découvre, dès son jeune âge, les complexités de la vie à Djelfa, aux portes du Sahara. La ville de Djelfa n'a jamais été aussi bien décrite que dans le roman de Miloud Yabrir. On sillonne les rues, pénètre les quartiers populaires, sent l'odeur du pain traditionnel, boit de la frara, le café au goût doux-amer des Naïlis. Le froid de Djelfa est «célébré» dans le roman comme pour intensifier l'amertume qui se dégage du récit. Mesbah, qui apprend la photo avec son oncle maternel, est happé par le tourbillon des événements extérieurs comme un papillon dans un vent d'automne. Le soulèvement d'octobre 1988 puis les violences des années 1990, l'intégrisme, les disparitions forcées, la répression, tout passe dans la vie de Mesbah, lui qui rêvait de devenir grand reporter-photographe comme le Sud-Africain Kevin Carter, l'auteur de la célèbre photo «La fille et le vautour», prise au Soudan à l'époque de la grande famine. Carter s'est suicidé en juillet 1994. Mesbah se déplace à Alger pour habiter le même petit appartement que le poète Jean Sénac. Miloud Yabrir a voulu rendre hommage à l'auteur de La rose et l'ortie, mort assassiné dans des conditions troubles en 1973. La chance sourira à Mesbah qui rencontre l'amour de sa vie et devient photographe célèbre. Mais le rêve n'est que de courte durée... Djanoub el milh porte les douleurs d'une certaine génération qui n'a vu que violences, cassures et mensonges dans une Algérie qui aurait pu avoir un autre destin. Une Algérie prise en otage par les calculs de clans, par la logique de la destruction, par les lois de la rapine et par les ignorances érigées en dogme. Le jeune romancier, médecin de formation, dit presque tout ce qu'il pense de la société figée dans laquelle il vit, retient parfois sa colère, dévoile à moitié ses idées à travers des personnages bien construits. Des personnages à l'image de celui de l'énigmatique Latif, le fou qui sillonne la ville comme une conscience tourmentée ou comme la femme qui fait fantasmer Mesbah à son adolescence, cachant un secret. La sexualité n'est plus un tabou dans la littérature algérienne. Autant que la politique. La langue arabe de Miloud Yabrir est belle, contemporaine, poétique, douce, aérienne. Langue colorée parfois par des expressions en daridja, donnant au récit une certaine authenticité. Il y a évidemment du réalisme dans le roman de Miloud Yabrir, mais il y aussi une part de romantisme. Toute la beauté du texte vient de là, de ce dosage raffiné et frais. Djanoub el milh est un roman, un vrai, à ne pas rater au prochain Salon international du livre d'Alger (Sila) fin octobre 2015.