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«La meilleure université, c'est le terrain»
Mohamed Saïd Benbrahim. Entrepreneur, mécène et chercheur en histoire
Publié dans El Watan le 15 - 10 - 2015

«J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage.» Voltaire
Depuis plus d'un demi-siècle, Mohamed Saïd Benbrahim, octogénaire accompli, explore tous les territoires. Ceux de l'entrepreneuriat, qu'il mène en parallèle avec une recherche assidue autour de l'histoire contemporaine de sa région de Dellys et, de manière plus personnelle, sur ses aïeux qui avaient jeté leur dévolu et posé leurs bagages sur une contrée près de Bou Saâda, il y a plus de cinq siècles.
Mohamed Saïd s'y est pris avec une ambition qui trahit une inépuisable ténacité intellectuelle pour cet opiniâtre autodidacte. L'homme est chaleureux, convivial, mais cet acharné du travail — qu'il a appris à aimer aux côtés des Allemands et de leur rigueur, auprès desquels il a travaillé pendant des années à Düsseldorf — se révèle surtout un combatif, qui reste attentif aux bruits de la société sans jamais se départir de son pragmatisme et de sa générosité.
Discret, connu dans le monde des affaires où il dispose d'une aura de hardi gestionnaire acquise à la force des bras, Mohamed a cultivé la discrétion comme une seconde nature. Et lui arracher l'honneur pour nous d'être portraituré n'a pas été une simple affaire. Il évoque pour nous son passé militant pendant la Révolution, son incarcération, son rôle de bâtisseur après l'indépendance, sa réussite, mais aussi ses déceptions. Mécène, il a aussi des projets pour le berceau de ses aïeux à Benzouh, petit village à quelques encablures de Bou Saâda.
À la force des bras
Mohamed n'a jamais cessé de penser chacune de ses missions de recherche comme s'il s'agissait d'une confrontation avec l'histoire. Des missions ininterrompues puisqu'il est toujours en quête de vérité, de ce retour à l'essentiel tant évoqué par Kundera, qui a écrit que la morale de l'essentiel consiste à laisser d'autres éclairages aux générations futures.
Attaché aux petites choses de la vie, Mohamed ne renonce nullement aux nobles idéaux, dont le soutien aux plus vulnérables n'est pas des moindres, sans éblouir, c'est juste une lumière qu'il veut restituer pour éclairer des pans entiers de l'histoire enfouis dans les méandres de l'oubli ou de l'occultation volontaire. C'est le fruit d'une longue recherche intérieure. Indéniablement, Mohamed a une verve de conteur. A 88 ans, la liberté en bandoulière et toujours cette courtoisie bienveillante, Mohamed est un modeste, comme le sont ceux qui décident de leur vie, sans souci de faire carrière, d'autant que la politique qui n'est pas son oxygène, l'indiffère.
Ce «jeune homme» de 88 ans semble avoir assez d'énergie pour faire tout ce qu'il entreprend. «La vieillesse, disait un célèbre politicien, est un naufrage.» Eh bien, pour Mohamed, il n'en est rien puisque le vieux tient fermement le gouvernail de sa propre existence. Bien évidemment, Mohamed, qui a aussi essuyé au cours de son parcours bien des tempêtes, sait que rien n'est acquis pour toujours. Il laisse éclater sa bonne humeur et cette affabilité propres aux gens des villes côtières. Le kaléidoscope de sa vie et celle des siens défile devant nous.
«Mon père qui a eu dix enfants, a vécu à Tagdemt avant d'émigrer, comme beaucoup d'Algériens, en France, dans la région de Marseille, entre 1915 et 1920. Sur place, une petite colonie de Dellysiens s'est constituée. Mon père a travaillé comme carrier dans la carrière de Thouabet, près de Tagdemt, qui alimentait la capitale. Il a aussi fait de l'agriculture dans la région de Sidi Daoud. C'est là qu'on a pu, avec mes frères, entrer à l'école indigène avant la Seconde Guerre mondiale.»
Sur le plan politique, si l'année 1942 a été marquée par le débarquement allié en Algérie, elle a sonné aussi l'entrée du PPA dans la région de Dellys, avec Zerouali en qualité de chef de la Basse-Kabylie. «Bien que jeune, j'ai vécu pleinement le Mouvement nationaliste dès son apparition dans nos contrées, au moment où je décrochais le certificat d'études, en 1943. Je me souviens des affres de la guerre, des pénuries, des villes affamées où tout était rationné. Fort heureusement, on n'a pas eu à en pâtir dans notre famille car on vivait dans une ferme et on s'alimentait grâce à nos propres produits.
Mais nous étions sensibles à tout ce qui se passait alentour. A la campagne, on n'était pas toujours près du Mouvement, mais on était concernés et impliqués quelque part, car le sort des indigènes était le même. Les brimades, on les encaissait avec rage et colère. Mon père, Ali, était constamment harcelé, surveillé et exilé avec l'ensemble de la famille. Forcément, ces situations ont solidifié notre identité et notre appartenance à une terre, à un pays pour lequel il fallait consentir des sacrifices pour l'extirper du joug colonial.
Notre maison a été perquisitionnée après l'avènement de l'Organisation spéciale. Ils étaient venus chercher des tracts. Ils ont retrouvé des armes (celles de mon frère Allal, mort en novembre 1945, après trois années d'activisme dans la région de Sidi Daoud et Bordj Menaïel et cinq mois dans le maquis. Laimèche est mort six mois après lui. Face aux gendarmes, mon frère Larbi s'est dit le propriétaire de ces armes qu'il avait, achetées à Boghni. Larbi, militant du MTLD, fut emprisonné. Plus tard, après le déclenchement de la Révolution, un ordre est venu d'Alger, pour arrêter les trois frères Benbrahim.
Ayant eu vent de cette nouvelle, Larbi et Brahim sont partis au Maroc pour continuer le combat. A Tagdemt, je fus arrêté en avril 1956 et amené au bloc militaire de Tizi Ouzou, puis transféré à la prison de Berrouaghia où j'ai côtoyé les membres du premier bureau de l'UGTA, en l'occurrence les frères Bourouba Rachid et Boualem, le docteur Kerbouche, Sid Ali Abdelhamid, Hassan et Hassani, Aïssat Idir… Après ma sortie de prison, j'ai opté pour la clandestinité. Au cessez-le-feu, j'ai rejoint mon patelin où j'ai été désigné pour superviser le vote du référendum à Benchoud.»
Dellys délaissée
Sur Dellys et sa région, Mohamed nous a offert un témoignage succint sur la lutte anticoloniale durant la période 1942-1956. Il y évoque Mohamed Zerouali, Mohamed Saïd Mazouzi dont la particularité est d'avoir passé tous deux 17 ans en prison. Mohamed y évoque son père Ali, l'exilé de Djenane Bourezg en 1945, son frère Allal mort en chahid, mais aussi de valeureux résistants comme Hasbellaoui Abdelkader, Amar Kader, les frères El Hachemi les frères Boudaoud, entre autres. Mohamed a édité deux fascicules, intéressants, l'un consacré au mont Sellat, près de Benzouh à Bou Saâda, qu'il veut réhabiliter. Le site, Mohamed veut le rendre attractif pour toute la région : «Il m'a été donné de visiter la région de mes aïeux et de découvrir ce merveilleux site qu'est le mont Sellat.
J'ai eu l'agréable plaisir de visiter le sommet de ce mont. J'ai découvert à cette occasion ce site féerique qui domine de son belvédère et ses 1256 mètres d'altitude tout la contrée du Hodna, une valeur inestimable. Les anciennes générations l'ont occupé en raison de ses avantages de toutes sortes et des positions stratégiques qu'il offre. Il y a plus de 2000 ans les Romains l'ont utilisé, les Beni Hilal l'ont aussi occupé au XIe siècle, le corps expéditionnaire français, l'a aussi utilisé et même baptisé son plateau au nom de Billard du colonel Pein.»
M. Benbrahim étaye ses propos en se référant au livre du professeur Youssef Necib, qui a largement évoqué la situation du mont Sellat.
Tous ces faits qu'il a exposés n'ont pas laissé indifférent M. Benbrahim qui a pris des initiatives depuis avril 2014, qui ont consisté en l'ouverture d'une voie d'accès jusqu'au sommet du mont, la plantation d'un million d‘arbres et l'ouverture d'un chantier pour la construction de commodités indispensables aux visiteurs et leurs familles. Un appel a été lancé aux autorités compétentes, mais sans retour d'écho. Son deuxième travail est lié à l'établissement de son arbre généalogique, depuis Sidi Brahim Essalam, son aïeul ; il s'est efforcé à réunir le maximum d'informations, pas toujours disponibles.
Son ijtihad lui a quand même permis de constituer une base que les historiens auront à défricher. Pourquoi cette quête de soi, des siens et le retour au passé ? «Pour moi l'identité, c'est quelque chose de sacré, de primordial. Chacun se targue de vanter ses racines et sa région. C'est tout a fait naturel. C'est une revendication de tout être humain. C'est un devoir de mémoire pour moi de me remémorer les sacrifices de mon père Ali et de mon frère Allal. Mais aussi de Dellys et sa région, oubliées comme tant d'autres contrées. On dit que l'histoire dévore ses enfants, comme la Révolution. C'est pourquoi je dis sans le passé on ne peut envisager l'avenir. De ce fait, les historiens ont du pain sur la planche vu l'énorme travail qui les attend.»
Comment cette quête s'est-elle matérialisée ? «J'ai commencé par la recherche sur l'identité de mon aïeul maternel, un Kabyle de Aït Yacoub, près de Fort National. J'ai réussi à recomposer l'arbre généalogique paternel. Le village de Benzouh a été crée par Rabah fils de Brahim El Ghoul, près de Bou Saâda. L'un des petits-fils, Mohamed, a émigré à Béja, en Tunisie, en 1851 où une petite communauté algérienne résidait.
C'est là qu'il a y a eu union entre Larbi Ben Mohamed et Fatma Benyakoub. Je me suis basé sur les récits de mes tantes paternelles et de ma mère ainsi que sur l'ouvrage de cheikh El Hafnaoui, qui évoque son aïeul Sidi Brahim Essalam dont le mausolée se trouve à l'Amirauté d'Alger. Sidi Brahim a participé, avec Kheiredine Barberousse, à la bataille du Penon, une presqu'île eu face de La Casbah, occupée par les Espagnols pour harceler la ville d'Alger. C'est au cours de cette bataille qu'est tombé Sidi Brahim ; il a enterré sur les lieux mêmes, comme il était d'usage dans les luttes guerrières en islam.»
Retour au passé
A l'indépendance, Mohamed s'est lancé dans le bâtiment comme entrepreneur. Il a son actif la préparation des espaces pour la construction de la salle de conférence du Club des Pins et de toutes les résidences. Par la suite, il a opté pour la filière textile, contribuant à la production nationale qui a permis d'éviter l'importation. «Au fil des années, le secteur privé a baissé d'intensité la pyramide s'est inversée et l'importation tous azimuts a repris le dessus.
La plupart des responsables des sociétés étatiques ne croyaient pas au socialisme proclamé et faisaient semblant d'adhérer aux thèses du parti unique. Beaucoup de dirigeants ne jouaient pas le jeu. Avec les comités de gestion, il y avait un conflit de compétences. La mauvaise gestion, gangrenée déjà par la corruption, était le fait d'un système anachronique.»Le regard de cet observateur averti sur son pays n'est pas tout noir. «Il faut que l'Algérie se ressaisisse en matière de culture et de civisme.
Dans ces domaines, il y a un grave déficit. On aime de moins en moins son pays. Le comportement responsable de chaque Algérien vis-à-vis de lui-même et de son pays, est négligé. Du simple citoyen au plus haut cadre de l'Etat, la psychologie et l'état d'esprit Sont les mêmes. Il faudra bien changer tout cela. Pour illustrer cet état de fait où la cupidité et le gain facile ont pignon sur rue aujourd'hui, je citerais cette anecdote. En 1986, je voulais intégrer le syndicat du textile, car étant l'un des hommes les plus connus sur la place. C'était à la Safex.
Des centaines d'industriels étaient réunis et la plupart se sont portés candidats, animés par la volonté de profiter de leur nouvelle position au lieu de servir leur pays. Je n'ai pas voulu m'engager et j'ai eu raison car l'histoire ne m'a pas démenti.» Mohamed, qui aime le terroir par dessus tout, nous livre cette anecdote qu'il tient de sa mère, Fatma, petite-fille du caïd Allalou qui commandait la région de Dellys : «C'était une illettrée, mais d'une intelligence inouïe. Elle m'a légué des proverbes qui sont un sillon et autant de phares dans ma vie. «Celui qui néglige une virgule du droit le regrettera à jamais», répétait-elle.» A méditer...


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