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Lazhari Labter. Editeur : Il faut réhabiliter la philosophie dès le jeune âge Premières journées de philosophie d'Alger : Philosopher ou ne pas philosopher, telle est la question
Quelle est l'importance de ces journées philosophiques ? L'importance réside d'abord dans la discipline elle-même. Car la philosophie a été mise sous le boisseau depuis longtemps, que cela soit dans le système éducatif ou dans la société en général. On ne se pose pratiquement plus de questions parce qu'il y a réponse à tout dans les textes sacrés, pense-t-on. Tout fonctionne aujourd'hui dans cette société par la dichotomie Haram/Hallal, permis ou pas permis. Plus de questions à poser. Même pas celles qui interpellent le monde entier, comme par exemple le don d'organes. Ça c'est un sujet philosophique. Le corps de l'être humain étant ce qu'il est, est-il permis ou pas de faire don de ses organes pour sauver des vies ? D'autres questions agitent aussi la société telles : l'identité, le devenir autour de l'environnement et autres. Toutes ces interrogations méritent d'être traitées en profondeur et du point de vue philosophique. Ensuite, l'importance de cet événement tient du thème lui-même: autrui. Je crois que nous avons, nous les Algériens, un rapport assez complexe avec autrui. D'abord envers l'étranger. L'autre, c'est aussi nous-mêmes. Dans ce pays, il y a une diversité de couleurs, de religion, d'identité, d'approche. Mais souvent on essaye de cacher cela en tentant d'uniformiser ce peuple. Le genre aussi pose problème. Ce rapport aux femmes, qui est de plus en plus complexe et tendu. Malheureusement, nous n'avons pas rencontré d'intérêt de la part des éditeurs algériens aux publications philosophiques. Je connais une seule éditrice et éditeur qui font ce travail de réhabilitation de la philosophie. Une discipline qui était pourtant au summum de la civilisation musulmane ; je pense à notre amie Assia Moussa et Bachir Mefti des éditions El Ikhtilaf. Mais en dehors d'eux, c'est le désert. Est-ce que ce sont les éditeurs qui ne jouent pas le jeu, ou y a-t-il un problème de production et de marché ? En fait, c'est les deux en même temps. Je crois que les éditeurs ne sont pas conscients de l'importance de cette discipline, de cette réflexion et de l'esprit critique. Il y a aussi le fait que dans ce pays, malheureusement, nous n'ayons pas de philosophes. On confond souvent entre professeur de philo et philosophe. Ce dernier est quelqu'un qui réfléchit, crée des concepts, interpelle sa société, vit dans sa société. Un philosophe, c'est quelqu'un qui fonde un système de pensée, je pense à Socrate, mais aussi à Sartre, à El Farabi, Ar-Razi et Ibn Sina. Nous n'avons pas ce genre de philosophes en Algérie ou dans le monde arabe, sauf quelques-uns comme Ali Harb au Liban. La dévalorisation de tout ce qui est sciences humaines n'est-elle pas à l'origine de cette défaillance ? N'est-ce pas volontaire et prémédité ? Les différents pouvoirs qui se sont succédé dans ce pays jusqu'à aujourd'hui ont tout fait pour éliminer tout ce qui touche à l'esprit critique. En 1972, j'ai passé entièrement mon bac en arabe, y compris la philo. Mais quelle philosophie ? Autant j'avais commencé à avoir les rudiments en seconde et première avec de vrais professeurs qui n'hésitaient pas à nous enseigner Descartes, Sartre et qui nous donnaient des dissertations sur des sujets qui paraissent aujourd'hui comme tabous, autant quand je suis arrivé en terminale je me suis retrouvé face au livre d'El Yacoubi. ça a déformé des générations d'Algériens. Pour El Yacoubi, la philosophie c'est la conscience, la mémoire. On apprend aux élèves de manière scolaire et scolastique, mais sans réflexion philosophique. Plus de référence à l'esprit critique, plus de référence à Descartes, à Althusser, à Freud, ni aux philosophes, y compris ceux arabes et musulmans. L'arabisation qui est intervenue de manière brutale dans des disciplines comme la sociologie et la psychologie a été faite pour mettre sous le boisseau toutes les spécialités, qui hors de la religion et des sciences dures permettaient la réflexion. Résultat des courses : au bout de deux générations, on a créé des monstres. Des personnes qui ne réfléchissent pas et disent : «Si tu n'es pas dans le Hallal, tu es dans le Haram. Et dans le Haram tu es mort.» Voilà comment les jeunes réfléchissent aujourd'hui. Cela nous a mené vers une impasse et la destruction des valeurs… Cela nous a mené, avant l'impasse, à une guerre atroce qui a fait 200 000 morts. ça a donné Daech et Boko Haram aujourd'hui qui secouent le monde. Et ça peut aussi donner ailleurs l'extrême droite, comme en Europe. Donc, ce refus de la pensée est universel… Forcément, quand on tue l'esprit critique dans un pays ou dans un autre il va finir par resurgir sous d'autres formes. Que faire alors ? Commencer par le système éducatif ? On doit d'abord cibler les enfants. C'est comme la lecture. On ne peut pas demander à quelqu'un qui a 20 ans de s'intéresser à la lecture. On doit lui inculquer ce «vice impuni» dès qu'il a 5 ou 6 ans, après c'est trop tard. Dans certains pays, des éditeurs sont carrément spécialisés dans des livres de philo destinés aux enfants, comme Oscar Brenifier. Ces œuvres s'intéressent à des questions philosophiques, mais comme dans des livres de jeunesse avec des mots très simples. Je pense qu'il faut réhabiliter la philosophie dès le jeune âge et apprendre aux enfants à s'interroger sur leur vie, leur devenir, leur rapport à l'autre etc. L'école a un rôle fondamental. Je dis que si on commence aujourd'hui, dans 50 ans nous verrons les résultats tant le mal dans notre société est profond.