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Le Jeanson de toutes les résistances Francis Jeanson, un intellectuel en dissidence, nous restitue les itinéraires du plus algérien des intellectuels français
Tel qu'il se présente, le livre de Marie-Pierre Ulloa sur Francis Jeanson intéresserait essentiellement le public français averti des problèmes philosophiques qui ont nourri les controverses ou les débats de l'après-guerre. De l'après-Seconde guerre mondiale. Controverses et constitution des différents courants regroupés -en dehors de l'université- autour des grandes figures de Sartre, de Mounier et de revues prestigieuses -Esprit ; les Temps Modernes ; Critique de G. Bataille. Pour le spécialiste algérien des questions d'édition et de formation de l'intelligentsia -ou pour le simple curieux- toute la première partie du livre présente un intérêt incontestable pour les informations qu'elle contient sur les mécanismes de «fabrication» des lignes éditoriales d'au moins une maison d'édition : Le Seuil qui nous reste proche à plusieurs titres. Cette première partie éclairera certainement beaucoup de non spécialistes sur les polémiques entre Jeanson et Sartre, d'une part, et Camus, d'autre part. L'engagement de Francis Jeanson dans le soutien à la lutte du peuple algérien ne survenait pas par hasard. En nous restituant son long itinéraire, l'auteure nous restitue les cheminements d'un homme habité par l'exigence de conformer ses actes à ses paroles, d'un homme hanté par la question de la conséquence. Tout au long de ce livre, nous découvrons un homme d'une conséquence absolue que même sa grave maladie –une tuberculose têtue– ne détournera pas de son impératif moral auquel, peut-être, l'avait préparé une lecture et une passion précoces pour E. Kant. Vous découvrirez les détails de sa vie en lisant le livre. L'important reste que cet enfant élevé par des femmes –sa mère et sa grand-mère loin d'un père qui a divorcé– d'un milieu petit bourgeois –disons tiède religieusement et politiquement– se retrouve en philo car sa maladie lui avait interdit et lui interdira plus tard toute carrière conventionnelle. L'occupation allemande le surprend à Bordeaux, ville proche de la ligne de démarcation et plutôt proche des frontières espagnoles. L'occupation ne changera rien à sa vie et il continue imperturbablement ses études de philosophie ponctuées de cours dispensés dans des institutions privées et d'une vague activité nocturne dans un petit club fermé d'étudiants insouciants. Une convocation pour le service du travail obligatoire (STO) que sa tuberculose pouvait lui éviter provoque le déclic. Jeanson fait sa première entrée en résistance que lui facilite un ami qui y était déjà engagé. Son choix est vite fait en cette année 1943 qui boucle ses vingt et un ans. Pas de maquis ; il réfère rejoindre l'Algérie par l'Espagne car il pense qu'il trouvera et réalisera l'action efficace avec l'armée de De Gaulle. Car Jeanson est gaulliste et cela ne sera pas sans conséquences après la guerre quand il se trouvera seul gaulliste dans cette gauche française qu'il contribuera à construire. Bref, au-delà des péripéties et des moments insupportables vécus dans les camps de concentration espagnols ou les burlesques déambulations entre des unités militaires giraudistes qu'il déserte pour trouver enfin une unité gaulliste et partir au combat pour la libération de la France, Jeanson découvre l'Algérie. Mais, membre des unités gaullistes, il n'appartient pas à ces grandes catégories de résistants immédiatement reconnues. Jeanson est un évadé. Un résistant mais de la catégorie des évadés qui ne sera pleinement reconnue que des décennies après la libération. Il ne fait pas un plat d'une quelconque reconnaissance ni même de son engagement qui lui apparaît mineur face aux sacrifices des autres. Les voies de son engagement furent singulières. Il restera toujours un homme singulier. Un solitaire des combats qu'il aura à mener. De l'engagement philosophique Des combats, il n'en manquera pas dans la France libérée. Elle ne pouvait d'ailleurs sortir d'une occupation sans quelques questionnements de fond sur les réalités de la résistance, le rôle du PCF, qui va dominer la vie politique, le poids de cette classe montante qui est le prolétariat, la place de la bourgeoisie et les significations de ses compromissions vichystes, le début de la guerre froide et l'action pour la paix auxquels va rapidement s'ajouter la question coloniale avec le début de la guerre d'Indochine et les échos des massacres en Algérie et à Madagascar. L'occupation, puis la libération de la France mettent les intellectuels français face aux questions fondamentales de leur époque : celle de la domination et de l'exploitation. Or, en pratique, la libération de l'humanité est tout entière dans la question de la libération sociale. Le communisme devient la ligne de clivage, de distinction et de séparation entre les intellectuels qui veulent aller jusqu'au bout de leurs engagements et ceux qui passent rapidement à l'anticommunisme dès la découverte de quelques grandes affaires qui ternissent le camp socialiste. La découverte du stalinisme et des camps de concentration mirent les intellectuels -qui, sans être communistes-, entendaient soutenir l'émancipation du prolétariat -face à un dilemme : soutenir les communistes et renoncer à la liberté, qui devrait être son essence, ou défendre la liberté et comprendre que la révolte aboutit à des impasses. L'espace philosophique français offrit l'arène de l'empoignade entre ceux qui mirent l'acte de libération au-dessus de leurs réticences et ceux qui combattirent la déviation communiste. Pour vous résumer quelque peu le fond de cette empoignade philosophique, je vous rappelle le fond du reproche fait par Sartre à Camus : avoir des mains propres, c'est ne pas avoir de mains. Car la bataille des idées fut rude. Dans le camp de Sartre et de Jeanson, on refuse catégoriquement de condamner le communisme. Même entaché ce dernier constituait une espérance pour toute l'humanité. Ses méthodes ne visaient pas à asservir les autres peuples au profit d'une nation comme le voulait le nazisme mais, au contraire, à libérer tous les peuples du joug de quelques nations. Jeanson refuse et refusera toujours que cette base tombe dans l'anticommunisme et hurle avec les loups impérialistes responsables de la colonisation, de la domination et de l'exploitation des colonies. Antistalinien, critique à l'égard de Staline et des pratiques communistes, oui ; anticommuniste, jamais. Il lui semble quand même plus urgent de se regarder devant les portes françaises et elles ont pour nom l'Algérie, Madagascar, la Tunisie, l'Indochine, tous pays où se levaient les premières tempêtes anticoloniales. Pour Jeanson, ces critiques sur la réalité des révolutions reposent d'abord sur une négation des hommes réels, des révolutions réelles, celles qui se font avec ceux qui les font. Il récuse tout jugement des hommes en «praxis» à partir de normes abstraites. On croyait être dans les débats d'aujourd'hui qui somment les musulmans, les Palestiniens, les Latinos, les Africains ou les Asiatiques de faire des révolutions conformes aux modèles européens ! Les bons révolutionnaires sont ceux qui ne font pas de révolutions ! Au cœur de la polémique, cela ne pouvait s'inventer, la confrontation Jeanson–Camus. Elle se déroule en trois temps après la parution de l'Homme révolté. Jeanson connaît déjà l'Algérie pour y avoir séjourné plusieurs fois. Il y a rencontré une population pied-noire massivement vichyssoise, si profondément raciste qu'elle ne s'en rend même pas compte avec cet épisode kafkaïen d'un sous-préfet fier de lui montrer à Sétif un monticule de chaux qui recouvrait les cadavres des «Arabes qui voulaient nous avoir et qu'on a eus, un pour mille !». Mille Arabes tués pour un pied-noir. C'est le tarif syndical de toutes les révoltes anticoloniales. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit dans la polémique Sartre-Jeanson-Camus. Il s'agit proprement de catégories philosophiques : à l'absurdisme de Camus, Jeanson répond par la création du sens de soi et du monde par l'homme dans sa praxis. Pour nous Algériens, il peut apparaître prémonitoire que cette polémique ait opposé deux hommes qui auront des positions radicalement différentes pendant la guerre d'Algérie. Et pour l'un et pour l'autre, les soubassements philosophiques allaient jouer un grand rôle. La dévalorisation de la philosophie dans l'Algérie post-indépendance ne permettra pas aux jeunes lecteurs universitaires, pour qui ce livre serait essentiel, de se mesurer avec la terminologie. Il peut encore permettre de comprendre ô combien les représentations idéologiques et philosophiques sont importantes pour la distinction des positions et pour les engagements pratiques. Il leur permettra de comprendre aussi que le rôle des intellectuels dans la cité et dans la vie publique et leur influence n'est pas le produit d'une pure parole forte par sa seule vérité mais qu'elle est construite sur des revues, des maisons d'édition, des médias, une organisation de la communication et des réseaux actifs partisans ou non. Le rôle et l'influence de l'intellectuel, cela se travaille et cela a une base sociale, matérielle et technique. Quand la révolution allume les feux de novembre Jeanson est prêt depuis longtemps à se mettre du côté des insurgés. Il envoie sa femme s'informer grâce précieuse de Chaulet et les deux écrivent rapidement un livre : l'Algérie hors la loi. Dès l'été 1955, Jeanson a pris parti sans attendre, alors que la gauche hésite encore. A partir de ce moment, en gros la page 132, le livre perd son caractère parfois ardu pour verser dans ce qui nous passionne, nous Algériens, les détails, les plus petits détails de l'histoire de notre guerre de libération. Laissez-vous aller à les découvrir sans être rebutés par quelques partis pris de l'auteure et du corset académique de son écriture. M. B. Un intellectuel en dissidence, Francis Jeanson. Marie-Pierre Ulloa- Editions Casbah. 2009. 286 pages. 600 DA.