C'est une démarche inédite pour une date symbole. Dix-neuf personnalités nationales d'horizons divers, à leur tête des chefs historiques, ont fait le choix de ne pas célébrer le 1er Novembre dans la joie, mais de tirer la sonnette d'alarme. Le pays est en danger. Ainsi, Abdelkader Guerroudj, Zohra Drif-Bitat, Lakhdar Bourgaâ, Mustapha Fettal et Meriam Benhamza ; des politiques comme Louisa Hanoune, Khalida Toumi, Abdelhamid Aberkane, Fatiha Mentouri ; les militants des droits de l'homme Noureddine Benissad et Boudjemaâ Ghechir ; le romancier Rachid Boudjedra, entre autres, interpellent publiquement le chef de l'Etat, Abdelaziz Bouteflika, et sollicitent formellement une audience. Le «Groupe des 19» a choisi une date symbole pour demander à rencontrer le chef de l'Etat. Une lettre-demande a été remise au chef de cabinet du Président, Ahmed Ouyahia, ainsi qu'au secrétaire particulier de Bouteflika, Mohamed Rougab. Mais de crainte qu'elle ne parvienne pas à son destinataire, les signataires ont décidé de rendre public leur document à l'occasion d'une conférence de presse tenue hier à Alger. Un moment solennel, chargé d'émotion mais surtout de l'inquiétude qui anime le groupe, notamment les anciens de la Guerre de Libération. A la tribune prennent place le vétéran Abdelkader Guerroudj, deux fois condamné à mort par la justice coloniale, Lakhdar Bourgaâ commandant de la Wilaya IV historique, Zohra Drif-Bitat, une des figures emblématiques de la Bataille d'Alger et enfin l'inoxydable Louisa Hanoune. Et c'est Zohra Drif-Bitat qui prend la parole en premier pour rappeler la «détermination combattante de ses camarades» qui tient ses racines du combat libérateur et leur attachement «à une Algérie libre et indépendante, dotée d'un Etat républicain, souverain et démocratique». Elle a ensuite exprimé non sans angoisse «une inquiétude légitime» née des derniers développements politiques qu'a connus le pays ces derniers mois. «Nous sommes préoccupés des conséquences graves qui peuvent en découler sur la cohésion, la souveraineté et l'indépendance nationale.» Lui succédant à la tribune, Abdelkader Guerroudj, militant au long cours qui, malgré le poids de l'âge et des épreuves, affiche une forme étincelante, une allure de combattant prêt à livrer bataille, une énième bataille, celle d'éviter au pays un sort funeste. Son visage se resserre quand il dresse un tableau «triste et alarmant» de l'état du pays, lui qui est un des représentants légitimes de la génération qui s'est battue pour la Libération nationale. Il devait contenir sa rage intérieure en lisant la lettre adressée à son «ami» Bouteflika : «A l'occasion de la commémoration du déclenchement de notre glorieuse Guerre de Libération nationale, nous estimons qu'il est de notre devoir de patriotes algériens d'attirer votre haute attention sur la dégradation du climat général dans notre pays, qui peut être caractérisé principalement par le renoncement à la souveraineté nationale, par notamment l'abandon du droit de préemption de l'Etat auquel vous avez toujours été âprement attaché.» D'une discrétion remarquable, l'ancien combattant n'est pas homme à ruer dans les brancards ; s'il a décidé aujourd'hui de s'associer à la démarche, c'est que la situation est réellement grave. Il ne pouvait pas regarder mourir le pays pour lequel il s'est battu au péril de sa vie. Lakhdar Bourgaâ, opposant historique au régime, est rongé par une colère permanente. «Tant que je suis en vie, je ne renonce pas à mon combat», confie-t-il. Bouteflika reçoit des étrangers, va-t-il recevoir ses compatriotes ? Prenant subtilement le soin de ménager Bouteflika, la lettre résume en quelques paragraphes une situation des plus inquiétantes qui mine l'Etat et ses institutions : «La déliquescence des institutions de l'Etat met en péril les acquis de la nation et affaiblit le front politique et social national, au moment où le niveau des menaces extérieures est si élevé ; la substitution d'un fonctionnement parallèle, obscur, illégal et illégitime au fonctionnement institutionnel légal; la grave dégradation économique et sociale qui frappe la majorité du peuple, l'abandon des cadres algériens livrés à l'arbitraire, aux sanctions partiales, en violation des lois et règlements de la République et des procédures légales dans un climat d'oppression.» Le constat est affligeant. En ce 1er novembre, Guerroudj, Bourgaâ et leurs camarades veulent savoir ce qui se passe au sommet du pouvoir et surtout qui décide. Louisa Hanoune exprime des doutes sur le centre des décisions politiques. Des doutes qui voilent finement ses certitudes sur le «retrait» du chef de l'Etat. «Nous voulons en avoir le cœur net. C'est pour cela que nous avons demandé à rencontrer le Président, car il est le responsable de la sécurité du pays et de la pérennité de l'Etat», a précisé Mme Hanoune. Et de soupçonner : «Des décisions dangereuses pour le pays se prennent au nom du Président, mais nous doutons fort qu'il puisse prendre de telles décisions qui sont en contradiction avec ses engagements. Nous voulons nous assurer si le Président est informé ou pas des décisions prises.» Se présentant comme ancienne candidate à l'élection présidentielle, Mme Hanoune précise que la démarche du G19 «n'est pas une initiative politique en compétition avec d'autres, nous sommes des légalistes et nous avons le devoir de rencontrer le chef de l'Etat pour en avoir le cœur net». Va-t-il alors recevoir ce groupe dont certains membres sont des amis proches, comme Zohra Drif-Bitat, alors qu'il reçoit régulièrement des délégations étrangères ? Il semble que toutes les portes qui mènent vers Bouteflika soient fermées. En tout cas, la démarche du «groupe des 19» pose un vrai dilemme à la Présidence et surtout à l'entourage immédiat du Président. Dans le cas où il serait reçu par le Président comme dans le cas contraire. De l'avis de ceux qui ont l'habitude de fréquenter les travées de la Présidence, Abdelaziz Bouteflika «est comme à l'isolement depuis sa reconduction pour un quatrième mandat». Des détenteurs de postes de responsabilité au sein de l'Etat n'auraient plus accès à lui et les dossiers ne lui parviendraient plus directement. Le Président a-t-il délégué ses pouvoirs et à qui ? En tout état de cause, la Constitution ne l'autorise pas à le faire. Mais visiblement, un pouvoir de fait s'est mis en place à mesure que Bouteflika s'éloigne de la scène publique.