Vous vous êtes rendue en Algérie à la fin de l'année 1993 pour une enquête sur les assassinats d'intellectuels. Comment s'est faite votre rencontre avec Saïd Mekbel, directeur du quotidien algérien Le Matin et dont la réputation était déjà bien assise ? Parlez-nous de cette période et de votre rencontre avec le journaliste-chroniqueur, qui avouait ne plus se protéger et ne plus avoir peur… Quand je me suis rendue en Algérie en 1993, c'était pour une enquête pour savoir pourquoi certains intellectuels choisissaient de quitter leur pays pour l'exil et pourquoi d'autres restaient. J'ai commencé ma recherche avec des amis, entre autres l'ex-directeur de la Cinémathèque, Boudjemaâ Kareche. Et c'est d'ailleurs lui qui m'avait conseillé de voir Saïd Mekbel. Les rencontres elles-mêmes sont décrites dans ma préface du livre. Saïd Mekbel, qui sera assassiné une année après l'entrevue (décembre 1994), s'est exprimé sans emphase sur cet épisode douloureux de l'assassinat des intellectuels algériens. Il a pointé du doigt des «gens qui se font tuer par pédagogie». Les déclarations de «Mesmar Djeha» n'épousaient pas la ligne du journal dans lequel il travaillait. Comment expliquez-vous cette situation ambiguë ? C'est difficile de répondre aujourd'hui, et je ne sais pas qu'elle aurait sa réponse à lui. Mais le fait qu'il ait pointé du doigt certaines personnes, c'est aussi le résultat d'une longue recherche et réflexion. Personnellement, je me sens incapable de répondre à cette question. Mekbel avait également évoqué avec vous plusieurs sujets ; la violence qu'il a subie (torture dans les geôles de la SM en 1967), la situation de l'école sinistrée. Il a avoué que le «grand malheur» de l'Algérie est la «corruption financière» et «morale». L'homme, à la vision très lucide, était en avance et l'état actuel du pays confirme ses propos... Oui, je suis d'accord avec vous. Des hommes comme lui avec une vision très lucide manquent, pas seulement en Algérie, mais aussi dans d'autres pays. La publication de l'entretien a été retardée d'une quinzaine d'années. Pourquoi une telle décision ? Aviez-vous des appréhensions quant aux réactions de sa famille, de ses lecteurs, etc., d'autant que les témoignages contenus dans le recueil étaient très forts ? Ce n'était pas une décision. J'avais cherché, bien avant, un éditeur pour publier le récit de Saïd Mekbel, surtout en France. Pour moi, il était important de publier le livre en français et pas - par exemple - en allemand. J'étais en contact avec des maisons d'édition, mais malheureusement sans succès. C'est seulement avec Dar Al Jadeed (Liban) que les choses ont changé. Et c'est aussi Dar Al Jadeed qui a trouvé le coéditeur français Téraèdre. Je suis très consciente que les interviews ont été publiées très tard, mais ce n'était pas une décision. De mon côté, elles ont été publiées au moment où c'était possible. Aujourd'hui, je suis très heureuse qu'elles soient finalement accessibles en Algérie grâce à l'édition Frantz Fanon et à l'effort d'Amar Inagrachen.