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Anouar Benmalek . écrivain algérien : «Si j'avais été Herero...»
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Publié dans El Watan le 14 - 11 - 2015

Votre dernier roman, Fils du Shéol, revient sur une période noire de l'histoire de l'Europe : le nazisme et le colonialisme en Afrique. Pourquoi ?
J'ai en tête ce sujet depuis longtemps, mais je n'osais pas l'écrire parce que je ne me trouvais pas encore la légitimité de le faire. Je suis d'un continent, l'Afrique, qui n'a pas de lien direct avec le génocide des Juifs et celui des Tziganes (ndlr : considérés comme des êtres humains de race inférieure, les Tziganes ont été également exterminés dans des camps de concentration comme Auschwitz).
Les Tziganes sont souvent oubliés lorsqu'on parle de la seconde guerre mondiale.
Une fois le problème de légitimité personnelle résolu, je suis passé à l'écriture du roman. En fait, c'est le hasard qui a décidé de cette «auto-légitimité».
Comment ça ?
En découvrant que le père de Heinrich Ernest Göring, père de Hermann Göring, personnage hitlérien important, était le premier gouverneur de ce qui allait devenir dans les années 1980 la Namibie (sud-ouest de l'Afrique). Les Allemands avaient des colonies en Afrique où ils avaient été d'une extrême violence en Tanzanie, au Cameroun.
Et il y a eu un génocide, un vrai, pas dans le sens de l'exagération langagière lorsqu'on parle de massacre, mais dans le sens onusien. C'est dire une décision d'exterminer un peuple, suivie de sa mise en application.
Ce qui m'a décidé à écrire le roman c'était de découvrir aussi que ce génocide était inconnu par les premiers intéressés, les Africains. J'ai posé la question autour de moi : «Avez-vous entendu parler du génocide des Hereros ?».
On me répondait : «Mais qui sont-ils ?» ! (ndlr : à partir de 1904 et durant une année, le général allemand Lothar Von Trotha avait ordonné le massacre des Hereros et des Namas. Les historiens parlent de 85 000 morts). Du point de vue de la structure, j'ai décidé de partir du génocide des Juifs et des Tziganes pour remonter à l'origine des génocides du XXe siècle.
L'Allemagne du IIe Reïch, celui du Kaiser Guillaume, s'est rendue coupable du génocide des Hereros. Donc, ce massacre a été exécuté comme si les Allemands avait fait «un brouillon» en Namibie avant le massacre industriel des Juifs et des Tziganes à partir de 1939.
Il est étonnant de découvrir que les personnages qui avaient fait «leurs premières armes» en Namibie allaient trouver leur place «naturellement» dans la machine génocidaire nazie. Les premières expériences sur les prisonniers ont eu lieu dans des camps de concentration.
Donc, tout était préparé ?
L'espace vital est une expression qui remonte au XIXe siècle en Allemagne. Il y avait donc une préparation psychologique. Je pense que les Allemands s'étaient rendu compte qu'ils pouvaient avoir «un génocide réussi».
Celui des Hereros est le parfait exemple puisque 80% des autochtones ont été tués. Il n'y a jamais eu d'opprobre ni de condamnation pour ces faits criminels. Il n'y a pas eu de procès de Nuremberg pour les auteurs du massacre des Hereros. Ce n'est que tout récemment, en juillet 2015, que les Allemands ont reconnu le massacre des Hereros.
Ce qui est choquant, c'est qu'en Europe, en France notamment, un seul journal a rapporté l'information sur cette reconnaissance (ndlr : Le Monde).
En Afrique, aucun journal ne s'est intéressé à cet événement, comme si le massacre des Africains n'avait pas d'importance aux yeux des Africains eux-mêmes. Ce complexe extrêmement intériorisé chez les Africains me sidère encore !
Votre personnage principal est un jeune garçon, Karl. N'est-il pas difficile de raconter l'histoire à travers le regard d'un enfant ?
Je voulais que le lecteur s'identifie le plus avec le destin des personnages. Et quoi de plus terrible que le destin d'un enfant ? Je voulais que le lecteur abandonne l'idée préconçue sur la distance entre lui et le personnage parce qu'il serait d'une autre religion.
Il n'y a pas de religion lorsqu'on est un enfant. J'ai donc pris l'être le plus fragile pour décrire l'horreur de la situation et imposer l'identification avec le personnage. C'est pour cette raison que j'ai décidé de faire vivre l'enfant après la mort dans le Shéol (Karl a été gazé en Pologne en 1943 avec d'autres Juifs d'Allemagne).
Je ne voulais plus le quitter. Je voulais qu'il fasse l'écriture du roman avec moi jusqu'au bout. Sinon le livre serait insupportable. Vous commencez avec le génocide des Juifs et des Tziganes pour terminer avec celui des Hereros, alors que vous croyez que vous allez vous éloigner du mal. En réalité, vous quittez un mal pour vous rapprocher d'un autre aussi apocalyptique. Dans les deux cas, il s'agit de destruction de peuples. Pour le cas des Hereros, le crime s'est ajouté à l'ignorance et au manque de mémoire.
Le génocide des Hereros est donc un épisode oublié de l'histoire africaine...
Il y a un manque de mémoire. Il y a cinq ans, j'ignorais complètement l'existence de ce massacre. Tentant de répondre à la question : «Qu'aurais-je fais si ?», je me rends compte que si j'avais été Herero, les criminels de l'époque auraient totalement gagné. Non seulement ils m'auraient tué avec ma famille, mais gagné sur le plan de la mémoire.
Personne ne se serait rappelé de moi ni des souffrances de mon peuple. En mettant un enfant, on capte l'attention du lecteur, on l'entraîne dans l'identification quels que soient le pays, la religion ou le système philosophique auquel on appartient. L'enfant nous rassemble tous en fait.
Dans ce train qui mène Karl et d'autres vers les camps de la mort, il y a une petite histoire d'amour, la rencontre avec Helena. Comme si la vie continuait malgré tout...
l fallait absolument des moments de respiration. Ces moments seront offerts par les trois histoires d'amour qui structurent le roman. Sans cela, le livre serait épouvantable à lire. L'amour entre Karl et Helena. Puis l'amour entre le père et la mère qui signifie qu'il y a eu des moments de victoire contre le crime, contre la chambre à gaz.
Les nazis ont obligé des déportés (ndlr : mis dans des unités de travail appelés Sonderkommandos) à brûler leurs proches avant de subir eux-mêmes le même sort... L'amour du grand-père herero suggère l'idée que les Hereros sont des gens comme les autres, comme nous.
Cela me paraît banal de le dire, mais je sens que ce n'est pas le cas, même en Algérie et en Afrique. Les gens sont plus sensibles à ce qui se passe en Europe qu'à ce qui se déroule dans leur continent, aux malheurs de l'Afrique.
Dans le monde arabe, les journalistes m'interrogent sur la Shoah mais oublient complètement que j'évoque le génocide des Hereros aussi. Les deux génocides sont importants, juste que l'un est plus connu que l'autre. Je tente de ramener le génocide des Hereros à la dignité de la lumière en le mettant au même plan que le massacre des Juifs et des Tziganes et sans faire de concurrence mémorielle.
Il n'y a pas plus ignoble que la concurrence mémorielle, c'est une manière indigne de refuser l'égalité des êtres humains. Le génocide des Juifs et des Tziganes a une autre signification : c'est la confrontation de la civilisation la plus haute avec la barbarie la plus haute. Les deux coexistent dans le même pays. Au-delà de cette spécificité, toutes les souffrances, tous les massacres sont égaux. Mourir d'asphyxie, de faim ou de soif est exactement pareil pour l'être qui subit cela.
A un moment, Karl s'échappe du wagon par une petite fenêtre. Mais, il est revient pour continuer le voyage vers la mort. N'échappe-t-on pas à son destin ?
Il y a une chose que j'ai longuement étudiée. Les déportés n'ont à aucun moment imaginé qu'un tel sort les attendait. Ils étaient déplacés comme des milliers d'autres prisonniers. A l'époque, les déportations étaient fréquentes. Les nazis ont déporté des milliers de soviétiques prisonniers. Karl revient au wagon parce qu'on lui a dit «honte à toi» en raison de son manque de solidarité.

Il y avait probablement un certain espoir…
Les nazis avaient justement joué sur cet espoir. Ils avaient été habiles en ce sens qu'ils n'avaient jamais annoncé ce qu'ils allaient faire des déportés par la suite.
Quelque temps avant d'entrer dans la chambre à gaz, ils leur avaient dit qu'ils allaient prendre une douche avant une soupe chaude. Jusqu'au dernier moment, lorsque les déportés découvraient ce qui leur arrivait, il était déjà trop tard.
La Harvard Review écrit à propos de votre roman : «Benmalek reprend là où Camus s'est arrêté». Vous en pensez quoi ?
Les journalistes sont responsables de ce qu'ils écrivent (rires). Je ne vais pas me fâcher parce qu'on dit du bien de moi. D'autant qu'on a parfois dit du mal à mon propos et que je n'ai pas eu le temps de répliquer. Donc, je ne dis rien ; sans commentaire.
Camus s'est arrêté où, selon vous ?
Poser une question à un Algérien à propos de Camus et vous aurez l'admiration déçue. J'ai toujours eu envie de poser cette question : «Camus, pourquoi tu ne m'as pas reconnu comme frère ? Pourquoi ne m'as-tu pas vu ?» Camus reste un grand écrivain. Je n'ai pas envie de retomber dans la polémique.
Dans votre roman, vous évoquez les génocides et les massacres, des drames tous imputables à l'Europe. L'Europe a-t-elle la conscience tranquille par rapport au fait colonial, à la déportation, puis à l'extermination d'humains par millions ?
J'espère que l'Europe a une conscience qui n'est pas tranquille parce qu'on imagine très peu les grands crimes coloniaux de l'Europe. Le mot «colonial» sert souvent à masquer l'immensité du crime.
Il y a par exemple un bon livre de Mario Vargas Llosa sur ce qui s'est passé au Congo belge (ndlr : dans Le rêve du Celte, l'écrivain péruvien évoque l'exploitation des hommes dans les forêts du domaine privé de Léopold II Roi des Belges et en Amazonie sous contrôle britannique). Le nombre de morts dû à l'exploitation éhontée de la population avait un caractère génocidaire. Et pourtant, qui peut penser aux massacres lorsqu'on a en tête la Belgique, la douce et petite Belgique ?
D'ailleurs, la machette a été introduite au Congo par Léopold II et massivement utilisée entre 1885 et 1909, durant cette période où ce pays était considéré «propriété privée» du roi...
Exactement ! Le fouet était utilisé jusqu'à l'indépendance du Congo. Il y a eu des crimes en Tanzanie, au Cameroun. La révolte des Mau Mau au Kenya (vers 1952) a été suivie d'une extraordinaire répression par l'armée coloniale britannique. Idem pour le Soudan. Tout cela est enveloppé dans des récits héroïques, à tel point qu'on a l'impression que les victimes sont des sauvages et les soldats des courageux. L'Europe a beaucoup de choses à se reprocher. Même si l'on compare avec les crimes actuels de Daech, la différence est de taille. Les victimes des crimes de l'Europe et de l'Amérique se comptent par millions.
Plusieurs peuples ont payé le prix fort comme les Indiens d'Amérique. Il faut avoir en tête ces faits d'Histoire lorsqu'on confond le monde arabe avec l'Empire de la Barbarie. Le monde arabe doit se regarder en face, mais quand l'autre donne des leçons il faut lui rappeler ses responsabilités historiques. Et, en même temps, il faut rappeler aux Africains qu'il leur appartient de travailler leur mémoire. Aucun historien du continent n'a écrit un livre sur le massacre des Hereros. Et il n'existe aucun roman racontant cette terrible histoire.
Pourquoi le génocide des Arméniens est-il plus visible, plus médiatique que d'autres génocides comme celui des Hereros ? Ne faut-il pas penser aux enjeux géostratégiques lorsque l'Histoire est convoquée, mise sous les lumières ?
Certainement ! Le génocide des Arméniens a eu lieu. C'est vrai. Mais certains ne voient dans ce génocide que le côté «guerre de civilisations». Il y a de la géostratégie, mais également du racisme. Mais, les Turcs ont tort de nier l'existence de ce génocide.
Toutes les civilisations se ressemblent. Nous sommes tous des descendants de victimes et de coupables à la fois. La civilisation arabe s'est rendu coupable d'esclavagisme. Mais, les Arabes d'aujourd'hui ne sont pas esclavagistes. Le tout est de reconnaître. Reconnaître, c'est déjà régler les problèmes qui peuvent naître du déni de mémoire.
Pour le titre de votre roman, vous avez choisi une croyance juive du monde des morts, celle du Shéol. Pourquoi ?
C'est étrange. Quand vous interrogez les Juifs sur leur conception de l'après-mort, vous pouvez avoir des réponses très différentes. Dans le dogme judaïque, il n'y a pas de réponse précise. Même lorsque vous consultez l'Encyclopédia Judaïca, qui est formée de plusieurs tomes, les réponses sont diverses. Il y a une telle liberté de ce qui peut arriver après la mort que cela devient une richesse pour un romancier. Vous pouvez faire ce que voulez des personnages juifs du roman sans les trahir.
Pour la plupart des Juifs, le Shéol est le lieu des morts, mais sans que l'on sache s'il est destiné aux vertueux ou à tout le monde. Cette ignorance sur un sujet fondamental est intéressante à mes yeux.
L'hebdomadaire français L'Express vous présente comme le «Faulkner méditerranéen». Vous en pensez quoi ?
Je suis Anouar Benmalek, algérien, ayant vécu une grande partie de sa vie à Constantine. Cela dit, j'apprécie le compliment. Je suis un écrivain parmi d'autres et j'essaie de faire du mieux que je peux. Ma vie, c'est l'écriture.


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