La densité du roman Mémoires d'une sirène, de Abdessalem Djaridi(1), le grain de sa durée, la lenteur des premiers tâtonnements créent l'obsession de la lumière et de la délivrance. C'est le journal d'une emmurée qui, pierre à pierre, descelle son caveau. La scène se situe en pleine campagne, à trois heures de Tunis, dans une maison aux volets bleus entourée d'arbres. Samir a voulu abriter son bonheur d'époux en ce décor paradisiaque, et, prenant un beau jour Aziza, sa femme, par la main, lui a fait la surprise de sa vie : une belle maison où règnent le calme et la volupté. Aziza raconte dans son journal intime qu'elle et Samir ont ensemble bêché, semé. Fleurs et légumes se disputent le terrain. Le jardinage et l'amour occupent Aziza, cette épouse coupée d'un passé douloureux : une vieille mère qu'elle a laissé mourir seule, un enfant qu'elle a abandonné par… honte. Il ne semble pas que ces sacrifices lui aient beaucoup coûté. Elles les a offerts à Samir qui, présent ou absent, veut qu'elle tienne tout de lui. Cependant, Aziza qui a l'habitude de tenir son journal pendant les absences de Samir, obligé par son travail d'entrepreneur de partir à Bizerte, a ouvert, ce dimanche 20 janvier 2011, un cahier plus épais que de coutume, dont la rédaction dure jusqu'au retour de son mari. Elle y annonce dès le début son désir de se tuer, car elle est à bout. Elle se sent sortir de l'hibernation conjugale et manque de repères qui lui permettraient de revivre. Ne pouvant détruire le nouvel être que Samir a suscité en elle, il faut qu'elle le détruise avec elle. Ainsi, sa mort prendra la forme d'acte suprême de fidélité. Mais le passé bouge. Les parois du puits ne sont pas absolument lisses, le temps finit par se prêter à une lente remontée. Voici des visages, et d'abord celui de Samir avec son air de protection tendre, plus loin décelé dans sa ruse secrète de tacticien de la destruction, et jusque dans la tension de son sourire, enfin dans sa vérité : «Je le vois soudain son visage nu…p.141». A ce moment, la délivrance est proche. Samir possède une femme et une maison. Il dévaste l'une et meuble l'autre. En abandonnant sa mère et son enfant, Aziza a dû renoncer à sa passion pour la peinture. Déracinée, puis transplantée, elle s'imagine représenter pour son mari une création continue. Elle confond dans la même tendresse l'artiste et ses instruments meurtriers. Le vrai Samir se livre peu à peu. Cet absent qui projette son ombre tyrannique est sommé par l'épouse de se démasquer. Comment Aziza pourrait-elle ressaisir bribe par bribe son propre passé sans obtenir à chaque effort une lueur sur celui qui a voulu lui rendre une intolérable pureté ? Et le journal bien en vue d'un suicide transmué en résurrection ne laissera plus rien ignorer à Samir de sa faillite. On ne saurait dire que de ce récit se dégage un poème, la poésie lui demeurant d'un bout à l'autre consubstantielle. Ce monologue tragique, où se pressent les interrogations passionnées, les silences lourds, les brusques éclairs de visages entrevus, les halètements au fond du labyrinthe, s'achève sur une mer asséchée. Un roman troublant mais beau . 1) A. Djaridi est né à Sfax. Il vit et travaille à Tunis . Mémoires d'une sirène est son troisième roman (en arabe).