La vertu serait-elle autre chose, sinon un combat contre elle-même pour exister? Réflexion et question ne sont ni raison de philosophe ni gloire de héros. Le roman «L'Allée des dames» (*) de Djamel Eddine Merdaci, soulève quelques interrogations d'un auteur, à la fois, journaliste professionnel et critique de cinéma, c'est-à-dire d'un intellectuel épris d'écriture et passionné de recherche. En somme, il va là où l'esprit et l'âme sont au centre des préoccupations d'une société en évolution constante, et là son imagination façonne une réalité plus forte et plus subtile que la vie tout court souvent ne produit. Nous en avons eu déjà un franc spécimen dans son premier roman «L'Impasse du Maltais», paru chez Casbah éditions, en 2012. «Ô temps! Ô moeurs!» Faut-il rappeler que, chez certains, la société n'est d'abord qu'un jeu, une jouissance, tout juste aussi une activité qui aurait une importance considérable, mais elle ne se situerait pas toujours dans la recherche d'une qualité humaine sans reproche. Dans son roman L'Allée des dames, Djamel Eddine Merdaci nous le démontre comme il se doit, c'est-à-dire avec une conviction se fondant sur une observation aiguë de la société nouvelle des villes formée aux libertés acquises et développées depuis l'Indépendance. Nous y découvrons l'excellence d'un truisme que nous avons appris de nos anciens: «El houriya mâ tatasa ghîr fi râ's el âqal, la liberté ne prend tout son sens que dans la tête du sage.» Cela fut autrefois; aujourd'hui, les temps sont bien changés, - en effet, que de traits caractéristiques des moeurs empruntées endommagent ce que notre société intelligente actuelle essaie de construire ou de reconstruire! Ainsi, «L'Allée des dames»! - quelle expression euphémique dure, tout de même, à notre conscience surprise! - existe chez nous. Oui, les phénomènes sociaux imposent leur réalité et font pression sur le principe de la Morale personnelle. Par exemple, ailleurs, «Le Chemin des Dames est entré dans la mémoire collective pour avoir été le théâtre de plusieurs batailles meurtrières de la Première Guerre mondiale». Par contre, dans un autre contexte, celui de la littérature érotique, «L'Allée aux dames» rappelle aussi les «Lettres historiques et galantes de deux dames de condition, dont l'une était à Paris, l'autre en province» par Madame Du Noyer (Anne Marguerite Petit), volume 3 sur 8, éd. Pierre Marteau, 1722. C'est, a-t-on averti en sous-titre, un «ouvrage mêlé d'aventures et anecdotes curieuses et singulières». Une Parisienne écrivait alors à une Provinciale: «Vous avez raison, Madame, le Siècle est extrêmement perverti; et c'est avec justice que vous vous récriez là-dessus. Vous le faites de la meilleure grâce du monde; et j'aime ce noble courroux. Troquer le Portrait d'une Maîtresse contre un cheval, comme a fait votre Comte de D..., ou l'attacher derrière une chaise de Poste, comme fit le Chevalier de B... tout cela font des choses sur lesquelles on peut justement dire: O temps! O moeurs! Les faux airs que Messieurs les Amants se donnent sur le chapitre des Femmes est aussi quelque chose de bien impertinent; et je dirai comme le Cocu imaginaire, les Gens de Police devraient bien donner des Règlements là-dessus.» À ce passé, qui nous est étranger, l'allusion n'est pas simple et à cette vie de femmes non plus. Toutefois, Djamel Eddine Merdaci présente, dans le style d'enquête, non pas un sujet sur le libertinage, mais des vies de femmes algériennes insoupçonnées par l'honnête homme algérien. Sans doute, la vision et la réflexion sont ici celles d'un cinéphile professionnel rompu aussi à l'esprit du spectacle cinématographique, - ce qui fait, à l'évidence, la force de l'expression écrite et la résonance immédiate de l'image «technique» formée par une imagination pure qui caractérise comme authentique l'objet de son roman. Faut-il souligner qu'il est difficile de «travailler» sur l'intimité humaine dans la société? Particulièrement sur l'intimité féminine, sur les mentalités qui, longtemps enfouies aux coeurs des êtres, émergent soudainement comme éclats d'angoisse, de révolte ou de vengeance. Si alors l'instinct était souvent proche du destin, la véritable position du «problème» de la femme est dans la qualité de cette chaîne «éducation- instruction», éléments vertueux de toute structure sociale viable à laquelle la raison humaine doit se consacrer. Au théâtre de l'âme De quoi s'agit-il? - De la place des femmes dans la société en pleine mutation et où domine le «macho man»: bonne ou mauvaise, juste ou fausse, face à la réalité du temps. Plusieurs récits de femmes, aux comportements divers, constamment en proie à une société prédatrice, houleuse, injuste, courent dans «L'Allée des dames», autant de cas observés et décrits, autant de cas qui sont l'oeuvre d'une imagination débordante pour nourrir le drame, le développer et le faire retentir dans les multiples consciences algériennes d'aujourd'hui, troublées, déconcertées, étourdies, intellectuelles, incultes, égoïstes, généreuses, celles des villes, celles des campagnes,... conservatrices, modernistes, - quoi d'autre? Pourtant, dans ce roman, il n'est pas possible d'ignorer l'esthétique de la psychologie féminine révélée en clair et en discrétion à travers la dramatisation qu'en fait Djamel Eddine Merdaci: nous sommes au théâtre de l'âme; chaque personnage, surtout chaque femme, victime d'une abomination est d'une réalité inouïe. «La société, écrit l'auteur, se taisait sur de telles abominations dont pâtissent des femmes honorables, où des jeunes filles innocentes, détournant hypocritement les yeux pour ne pas voir des tragédies qui pouvaient atteindre chaque famille.» Voici Dina Marni, «à la beauté resplendissante», suivie, épiée, traquée... Quelqu'un marche sur ses pas!... «Deux ans plus tôt, elle avait été enlevée, séquestrée, et manqué d'être abusée par deux inconnus.» Voici Sania, sa mère, qui en savait assez de la vie: «Pour les hommes, il n'y a que deux choses qui comptent dans la vie. L'argent et les femmes. S'ils te disent le contraire, ne les crois surtout pas.» Dès lors, Dina «aux yeux verts de chatte [...] avait la gent masculine en aversion». Voici l'histoire d'Aziza et du docteur Lamir en tampon explicatif à celle de Sania: un cas d'adoption et de vie compliquée dans une société intolérante. Voici Madihaa, femme de maison chez Sania pour élever Dina, enfant... Voici Zeïda, jeune fille de seize ans, la demi-soeur de Madiha, ayant «quitté son petit hameau du piémont de Blida pour venir tenter de se frayer un chemin dans le monde artistique à Alger.» Une vie commence pour elle. Quelle vie faite d'incertitude, d'embûches, de danger! «Dina ne voyait plus qu'épisodiquement Madiha et Zeïda». Cependant, les récits de chaque personnage de «L'Allée des dames» évoluent autour de celui de Dina et en rappel constant du spectre de Sania, la femme qui «ne fréquente que les vrais hommes.» Une sorte de noria de portraits de dames plongeant dans la société bouillonnante de perfidies, de préjugés, «de fous de Dieu», de détresse et remontant pleins de volonté hargneuse pour se faire une place aussi brillante qu'éphémère à côté, plutôt au-dessus, des autres concurrents résolus. Il y aussi des personnages masculins dans ce théâtre de vies inconstantes. Il y a Chemseddine Derdrou «qui était tombé amoureux de Dina»; Adnane Sirou, un industriel de cinquante ans; Mekki Rezzou, un jeune inspecteur de police perspicace; Redjem, un bon mari prévenant et attentif; Cheikh Borhane, le guide spirituel; Cheikh Kado, marabout de son état et à la nature obscène,... La liste est longue et attristante: un monde inhumain, à la limite de la bestialité. Monde irréel-réel de «L'Allée des dames», produit ravageur de sentiments sauvages où «La Sultane du Vésuve» et «La Femme de Satan» sont peut-être des histoires trop diluées d'eau de rose, - oui, l'imagination de Djamel Eddine Merdaci surprendrait les esprits les plus imaginatifs, journalistes d'investigation, journalistes culturels, romanciers, scénaristes de films d'angoisse. Et cette fin, je ne la raconterai pas pour ne pas contrarier la surprise de l'histoire de Dina retrouvant la chambre de sa défunte «mère» Sania. Je reproduis seulement ces lignes de regrets et de tendresse extraites du dernier chapitre de ce roman qui en compte dix-sept: «Elle s'était jetée sur le lit, les yeux grands ouverts, le visage tourné vers la porte de cette chambre dans laquelle elle n'osait, ni ne voulait, pénétrer depuis de longues années. Des larmes avaient perlé à ses yeux. [...] Puis elle avait comme fait sa mue en endossant les habits de sa mère. [...] La fille de sa mère. Elle ne pouvait pas réfuter le reflet que lui renvoyait le miroir. Elle s'était redressée d'un bond, presque effrayée de se voir aussi belle. Elle s'était souvenue de ce conte que lui lisait sa maman: ́ ́Miroir, mon beau miroir, dis-moi que je suis belle. ́ ́ [...] Elle s'était retournée dans sa chambre dont les fenêtres grandes ouvertes laissaient entrer les premiers tumultes de la rue. Par instinct, elle s'était postée pour observer les passants en contrebas. Un homme se tenait dans une encoignure d'entrée de l'immeuble d'en face. C'était une silhouette familière. [...] C'était le commissaire Redouane Ramadi. [...] Confuse et désemparée, elle n'avait pu réprimer un signe de la main par lequel elle invitait le commissaire Ramadi à venir la rejoindre.» Les dernières pages de ce roman présagent une vie qui suit son cours. Dina, en superbe héroïne d'un drame psychologique personnel, regarde droit son destin dont le signe clair et net ne trompe pas: la paix de l'âme, la joie du coeur, le sens de la nouvelle vie la poussent vers la fenêtre de sa chambre et de regarder dehors. Quelqu'un, qu'elle reconnaît parfaitement, pense à elle. En refermant ce roman de conscience et d'espoir, j'ai le scrupule ému de vous informer, vous mes chers et fidèles lecteurs du Temps de lire, que je vais m'absenter quelque temps. Tout en vous exprimant mon amitié et ma gratitude, je vous dis «À bientôt», s'il plaît à Dieu. (*) L'Allée des dames de Djamel Eddine Merdaci, Editions Barkat, Alger, 2013, 254 pages.