A écouter la teneur des discours de la brochette de médecins qui se sont succédé au pupitre de l'amphithéâtre de pédiatrie de l'hôpital Nefissa Hamoud (ex-Parnet), jeudi, à l'occasion de la cérémonie de recueillement à la mémoire de Mme Benallegue Aldjia, on en déduit que la perte de cette dame exceptionnelle a été douloureusement ressentie, tant la défunte occupait une place particulière dans le cœur des uns et des autres. Energique et indépendante, Mme Benallegue Aldjia a su échapper au temps, en restant elle- même et dont l'image ne fut jamais ternie, même par la vieillesse. Quant à la «rudesse» de ses attitudes relevée par les intervenants, tout le monde s'accorde à les classer parmi ses traits de caractère. Même votre serviteur n'y a pas échappé, presque «grondé» pour avoir utilisé un qualificatif jugé déplaisant envers son père. Mais c'était surtout une réaction spontanée qui cadre mal avec la tendresse de la grande dame. Le professeur Hamaloui, organisateur attentionné et maître de cérémonie, n'aurait pas dit le contraire dans sa présentation de sa consœur et néanmoins son aînée qui recevra, post mortem, l'hommage mérité de ses pairs. Si le professeur Bensenouci évoque «sa personnalité forte au point d'apeurer ses assistants», il insistera sur sa rigueur et la qualité de son entourage, «car elle pouvait compter sur d'excellents cadres qui l'entouraient». L'ancien ministre de la Santé, Yahia Guidoum, avouera sa peur d'aller à sa rencontre, impressionné par l'attitude tranchante et imprévisible de cette dame qu'on surnommait affectueusement «Simone de Beauvoir», il a rapporté l'exigence de la défunte de toujours défendre l'environnement de l'enfant. «Un jour, raconte-t-il, elle est venue me voir dans mon département ministériel en me priant ‘de faire quelque chose pour l'enfant''. Allusion à l'hôpital pour enfants envisagé à Canastel. C'était un défi juste. Cela n'a pas été fait et je suis redevable, car l'enfant n'a pas encore totalement sa place dans le système de santé», a-t-il regretté. A ce propos, le docteur Benadouda a révélé que «l'assiette était trouvée et que j'ai moi-même signé le document quand j'étais responsable au ministère de la Santé». Le professeur Hartani Yaker, cousine de la défunte, fera savoir que Mme Benallegue «était une icône dans la famille. Elle était passionnée par son métier et accordait un intérêt particulier au personnel paramédical. Elle ne s'est jamais remise de la disparition de son fils Nabil, emporté par un AVC». Elle ne cessait de répéter qu'elle voulait mourir dans son pays : hélas, le destin en a décidé autrement. La relayant, le professeur Mourad Benallegue, son neveu, évoquera «le souhait de Aldjia d'avoir un service d'imagerie médicale. J'espère réaliser cette aspiration». Quant au professeur Mustapha Keddari, il parlera d'une dame passionnée et passionnante, quelquefois rude mais juste, en affirmant que «le meilleur linceul, c'est la mémoire». Le Dr Jean-Paul Grangaud mettra l'accent sur les acquis réalisés grâce à la défunte, notamment le service des nouveau-nés, la Société algérienne de pédiatrie et sa vision éclairée sur la déshydration des enfants. Sincèrement, a-t-il reconnu, j'ai beaucoup appris auprès d'elle. D'autres intervenants ont évoqué les projets inaboutis de la défunte, comme les soins pour enfants à domicile, ou encore les spécialités de la pédiatrie. Le ministre de la Santé, Abdelmalek Boudiaf, a présenté ses condoléances personnelles à la famille et celles du président de la République en proposant la baptisation du service pédiatrie du nom de Mme Benallegue. Ce qui ne serait que justice pour une dame qui s'est identifiée à cette spécialité médicale dans notre pays. Le professeur Mme Chitour a rappelé que la défunte était adepte de la médecine sociale et appelait à la militance, «son discours était raide, mais enveloppé de douceur, celle de sa proximité avec les enfants. Son livre, Le devoir d'espérance, est un beau message qui nous interpelle sur notre devoir de citoyenneté». Le professeur Baghriche révélera que «Mme Benallegue était jalouse de son autorité et qu'elle a vécu beaucoup d'obstacles, dont son asthme, qu'elle a toujours essayé de maîtriser avec une dignité et une volonté magistrales». Après son agrégation, elle a vécu le malaise post- indépendance, où elle s'est sentie écrasée. Elle n'avait pas digéré sa mise à l'écart de l'hôpital Mustapha. Elle a vécu cet épisode avec dureté. D'ailleurs, elle le décrit dans son livre autobiographique. Une amie de la famille, doctoresse de son état, est venue de France, spécialement pour assister à cette rencontre symbolique. «Je ne suis pas pédiatre, mais j'ai une légitimité affective avec Mme Benallegue et sa famille à laquelle je rendais visite régulièrement à Angers, en France.» Puis de lire le message adressé à l'assistance par Fawzia, la fille de la défunte, plein d'émotion et de reconnaissance. La doctoresse s'est promis d'aller récupérer des mottes de terre au village natal de la défunte à Aït Helli et de les disperser sur la tombe de Mme Benallegue à Tartous, en Syrie. La doctoresse n'a pas manqué de transmettre la gratitude de Fawzia, son fils Nour et son mari, Fadel Kanafani, parent de Ghassan Kanafani, homme politique, romancier, journaliste palestinien, membre du FPLP, assassiné dans un attentat à la voiture piégée à Beyrouth, le 8 juillet 1972, à l'âge de 36 ans. D'autres médecins sont intervenus pour dire leur chagrin et la nécessité d'aller de l'avant, comme le professeur Laraba ou les docteurs Taos Zeggane et Edmond Tabakh. Ce dernier, Algéro-Syrien, a fait le voyage en signe d'affection, car il a étudié chez Mme Benallegue. «Il y a 6 ans, je suis parti la voir à Tartous en lui disant avoir été fier d'être votre élève, d'avoir beaucoup appris à vos côtés, notamment en m'imprégnant de votre rigueur scientifique.» Le témoignage poignant de M. Tabakh a ému l'assistance, en mettant en exergue le dévouement de «la grande dame au grand cœur», comme qualifiée par le professeur Labiod, qui, lui aussi, n'a pas tari d'éloges sur l'immense chantier pédiatrique qui s'est ouvert grâce à la détermination de Mme Benallegue. Il serait peut-être illusoire de croire qu'on pourrait revoir des femmes de la trempe d'Aldjia, même si le moule n'est pas cassé. Cette femme exceptionnelle, qui ne manquait pas de caractère, avait ce charme énigmatique qui l'accompagna jusqu'à sa dernière demeure, où elle est enterrée dans un cimetière qui jouxte des tombeaux d'enfants. La proximité même dans la mort. Mme Benallegue est restée quelque part une enfant. Et l'enfance, comme le chantait Jacques Brel, a encore le droit de rêver…