Dans la littérature maghrébine, le premier roman d'un auteur est souvent autobiographique. C'est devenu une sorte de topos qui s'inscrit dans la droite ligne des pères fondateurs, comme Feraoun, Mammeri, Séfrioui, Chraïbi, mais aussi Taos Amrouche et sa mère Fadhma Aït Mansour. Cette obsession de se raconter est une manière de venir au monde dans un univers où l'individu s'efface toujours devant la collectivité. Ainsi, l'écrit permet d'exister. Evidemment, le propos doit être nuancé dans le sens où le travail de mise en fiction de l'auteur apparaît au grand jour, car il est difficile de transposer une vie ou quelques fragments d'un parcours dans un roman. L'auteur opère des choix, construit une trame et ne garde que ce qu'il juge essentiel pour captiver ou donner à réfléchir aux lecteurs. On peut même dire que la sélection est arbitraire, mais les secrets de la création sont impénétrables. En fin de compte, ce qui intéresse le lecteur, c'est la poétique du texte, la manière de relater les événements et le plaisir que procure le texte, comme l'écrivait si bien Roland Barthes. Pour illustrer le propos, deux romans parus en septembre 2015 et qui s'inscrivent dans cette logique. Il s'agit d'abord de celui de Baya Hachi, intitulé La marche de la perdrix. Ce récit nous plonge dans son enfance en Kabylie entre deux guerres : la Seconde guerre mondiale et la guerre d'indépendance. Une époque trouble et d'extrême précarité avec son cortège de maladies et de disettes. Elle y décrit avec beaucoup de détails le quotidien des femmes et les conditions de vie rudimentaires dans les montagnes. Elle nous parle de ses sœurs Loudja et Ferroudja et la difficulté de trouver sa place dans un univers où tout est fait pour privilégier les garçons. Mais au-delà, c'est l'individu qui est toujours opprimé dans une collectivité qui ne jure que par la primauté du groupe. Ce roman colle à la sociologie de la Kabylie de l'époque et nous donne un panorama des inimitiés qui se créent dans la même maisonnée du fait de la promiscuité et du nombre. C'est-à-dire une société humaine avec ses travers et ses qualités. Le roman met aussi l'accent sur la fragilité des enfants qui subissent les brimades les plus humiliantes du fait d'une conception de l'éducation très erronée, dont le leitmotiv est d'élever à la dure la nouvelle génération. A côté des péripéties de cette vie austère, Baya Hachi introduit dans son livre une sorte d'initiation au mode de vie en Kabylie de l'époque, avec une profusion de détails sur les us et coutumes et leur appellation d'origine en tamazight, ce qui donne au texte une allure de roman bilingue. Poésies, chansons, anecdotes… Il y a comme un souci de conservation chez l'auteure, visible dans la collecte de ce patrimoine oral qu'il faut transcrire de façon urgente. Le roman de Baya Hachi est un éloge au pays natal, une ode à l'enfance et un hommage aux ancêtres qui vivent en nous grâce aux souvenirs et évocations multiples. Seul bémol, la mise en page qui reste en deçà du minimum syndical de l'édition ! Le deuxième roman, qui peut se lire comme un parcours de vie, est celui de Hiba Tayda. Intitulé Un slow avec le destin, cette première publication d'une jeune romancière s'attache à suivre l'évolution de l'héroïne Hewwa qui symbolise la première femme de l'humanité qui doit tout gagner par la force de son esprit. En effet, Hewwa vient de terminer ses études universitaires. L'obtention de ce diplôme sonne comme une délivrance du carcan familial et la promesse d'une nouvelle vie. Le roman se donne à lire comme un instantané qui relate ce moment charnière de la vie d'une jeune femme décidée à conquérir sa liberté et à s'imposer par sa compétence. Mais rien n'est facile, surtout que les préjugés sociaux et les appréhensions de la famille sont nombreux. On a l'impression que l'héroïne est jetée dans une arène sans possibilité de s'en sortir. Les sociétés patriarcales dressent des barrières insurmontables sur le chemin de l'émancipation de la femme et les hommes, tels des gardiens du temple sont aux aguets pour montrer que rien ne peut se faire sans eux. Le roman retranscrit très bien ces tensions entre Hewwa et son entourage, qu'il soit familial ou professionnel. Avec beaucoup de tact, elle arrive à déjouer les écueils qui se dressent sur son chemin. Hewwa montre tout le temps qu'elle est gênée par le fait que Nassim, l'ami intime de son frère, veuille la chapeauter et la guider dans la vie. Elle ne conçoit la réalisation de son idéal de liberté que par une autonomie dans ses choix et sa manière de mener sa vie sans se référer à un tuteur. Avec intelligence, elle évite la confrontation et s'investit corps et âme dans son travail. A sa grande satisfaction, la société étrangère qui l'emploie reconnaît ses compétences. Dans ce milieu où il est difficile de s'affirmer, l'héroïne Hewwa se réfugie dans ses souvenirs. Ces derniers viennent s'intercaler dans son quotidien pour apaiser ses tourments. Les années de l'adolescence et de la jeunesse à l'université ont un effet salvateur sur ses peurs. Hiba Tayda a réussi à restituer l'ensemble des préoccupations sociales et économiques qui freinent la jeunesse, notamment féminine. Ce roman traduit aussi la difficulté que rencontrent les jeunes diplômés à trouver leur place dans un monde en crise. Baya Hachi, La marche de la perdrix, Editions Oumari, 2015. Hiba Tayda, Un slow avec le destin, Tafat, 2015.