- Le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, parle d'un nouveau modèle économique, dont l'opinion publique n'a pas encore pris connaissance, pour faire face à la crise. Pensez-vous que l'Exécutif en place est à même de réussir, en trois ans, une relance de l'économie dans un contexte national et international défavorable ? Il y a les faits qui sont des réalisations mesurables et les annonces qui sont des événements probables. Le pouvoir en place, depuis plus d'une décennie, a poussé très loin la vulnérabilité, la volatilité et la dépendance de l'économie algérienne. La facture des importations a augmenté de plus de 500%, passant de 12 milliards de dollars en 2001 à 65 milliards de dollars en 2013 auxquels il faut ajouter 8 milliards de dollars de transferts de bénéfices des sociétés étrangères exerçant en Algérie. Le prix du baril nécessaire à l'équilibre du budget de l'Etat est passé de 34 dollars en 2005 à 115 dollars en 2012. Le volume des exportations des hydrocarbures a baissé de 25,6% entre 2006 et 2011 et continue à baisser depuis. Après la baisse durable des prix des hydrocarbures à l'exportation survenue au deuxième semestre 2014 ; passant de 115 dollars/baril en juin 2014 à 30 dollars en début 2016, les autorités compétentes ont annoncé une politique d'austérité budgétaire. Lorsque nous comparons les résultats budgétaires du 1er semestre 2015 à ceux du 1er semestre 2014, nous constatons que la valeur des recettes des exportations a baissé de 47% par l'effet de la baisse des prix et 4,57% par l'effet de la baisse des quantités. Nous sommes bien installés dans une longue période de baisse des prix et des quantités. Face à cette baisse des recettes, il a été enregistré une augmentation des dépenses budgétaires de 7,8%, avec 158 milliards de dinars de hausse des dépenses de fonctionnement. En réalité, la politique d'austérité a été réalisée par l'augmentation des prix de consommation des produits alimentaires importés du fait de la baisse administrée du taux de change du dinar par rapport au dollar. Ces réalisations mesurables du pouvoir en place permettent de douter scientifiquement de la probabilité de réalisation des annonces. - L'alerte sur le délabrement de l'économie nationale a été donnée dernièrement par la Banque d'Algérie : «Désormais, l'équilibre budgétaire requiert des niveaux de prix des hydrocarbures supérieurs à 112 dollars le baril pendant que les recettes budgétaires totales restent fortement dépendantes de celles, très volatiles, des hydrocarbures.» Est-il possible, avec des finances qui se sont vite évaporées et difficiles à compenser, avec un tel déficit de construire un nouveau modèle économique ? Quelles que soient la qualité d'un nouveau modèle et la compétence de ceux qui sont chargés de réaliser ce nouveau modèle, cela demande un minimum de cinq années pour commencer à en cueillir les fruits. J'avais proposé, en 2011, une stratégie de sortie de crise rendue publique. Je vous fais quelques citations de son contenu : «Il faudra œuvrer, dès à présent, à préparer la mise en place, le plus rapidement possible, d'institutions crédibles, unanimement acceptées et capables de veiller à éviter à l'Algérie toute forme de défaillance susceptible de verser le pays dans l'anarchie…» «On peut ainsi mesurer toute l'ampleur de la menace qui plane sur notre devenir. La sauvegarde de la nation algérienne devient, par-delà les vicissitudes du moment, l'objet principal de notre mobilisation et de nos préoccupations quotidiennes et nous incite à préparer, dans les plus brefs délais, la transition que le peuple algérien, dans son ensemble, souhaite voir s'installer dans les plus brefs délais...» «Or, il y a aujourd'hui une opportunité ultime pour sauver la nation ; après 2011-2012, ce sera trop tard ! En effet, pour redresser la situation, il faudra dégager des ressources financières importantes afin d'améliorer sensiblement le revenu des salariés sans contrepartie productive pour un temps, financer les réformes nombreuses à entreprendre et dégager une épargne publique pour financer les investissements productifs du secteur privé. La situation de l'économie algérienne, aujourd'hui, ne permet pas ces financements, sauf à utiliser la rente des hydrocarbures...» «Même s'il y a urgence, il faut prendre le temps de préparer les ressources humaines et financières nécessaires à la réussite. Comprendre les raisons du désordre ne suffit pas. Il faut le personnel adéquat pour y remédier...» «Engager les réformes du changement au plus tard en 2012, parce que la cohésion sociale nécessite des financements qui ne peuvent être dégagés que des hydrocarbures sur une période de cinq ans. Or en 2017, le pays amorcera la baisse de production des hydrocarbures et l'augmentation importante de la demande nationale, ce qui accélérera la baisse des capacités d'exportation.» - L'Exécutif, qui écarte l'éventualité de recourir à l'endettement extérieur, va procéder à partir d'avril prochain à l'emprunt national pour trouver d'autres sources de revenus, de substitution aux recettes pétrolières qui se sont rétrécies comme peau de chagrin. Est-ce une alternative crédible et viable aux politiques menées jusqu'à ce jour ? Le prix du baril nécessaire à l'équilibre du budget de fonctionnement était à 70 dollars en 2011. Il a augmenté depuis. Comme le prix actuel du baril est entre 30 et 40 dollars, cela signifie que l'emprunt, s'il se réalise, servira en premier lieu à financer le déficit du budget de fonctionnement ! Autrement dit, on va utiliser de l'épargne pour financer les dépenses courantes et non l'investissement, contrairement aux règles les plus élémentaires de gestion économique. - D'aucuns font le parallèle avec la crise qui a secoué le pays en 1986. Ils soutiennent qu'il y a beaucoup de similitudes. Le pensez-vous, vous aussi ? Est-ce que l'on peut conclure que cela conduira aux mêmes conséquences au plan économique et politique que la crise d'il y a 30 ans ? Il est vrai que les recettes des exportations d'hydrocarbures ont baissé de 40% entre 1986 et 1985. Mais le parallèle s'arrête là. La baisse des prix en 1986 était due à une entente tacite entre deux pays pour gêner un troisième en inondant le marché, donc conjoncturelle. La production d'hydrocarbures de l'Algérie était en tendance haussière. Aujourd'hui, les fondamentaux du marché font baisser les prix sur une longue période et l'Algérie est en baisse du volume des exportations, avec une plus forte dépendance de l'extérieur. Autrement dit, les conséquences sont plus graves, parce que nous entrons dans une phase de déficit de moyens de financement des activités économiques dans le contexte d'un Etat déliquescent, une société malade et une économie en besoin d'investissements importants en vue de restructurations fondamentales. Cette situation est due au système de gouvernance actuel, obsolète et en déphasage total avec la société autant qu'avec le monde extérieur, d'où la nécessité du changement de système de gouvernance responsable de cette situation pour parer aux menaces, profiter des opportunités et construire l'Algérie de l'espoir. - Selon des experts, le Fonds de régulation des recettes (FRR) se vide et les réserves de changes ne tiendront pas longtemps. Quel avenir économique voyez-vous pour l'Algérie à la lumière d'une telle situation financière ? Nous vivons depuis la seconde moitié du XXe siècle le passage à la domination des technologies de l'information et de la communication. Il faut s'attendre à des changements au niveau de l'Etat, des élites au pouvoir et du comportement des populations, partout dans le monde. Ainsi, l'environnement international offre des opportunités mais il y a aussi des menaces. Les opportunités du progrès technologique sont inscrites dans l'expansion rapide du capital scientifique mondial. Il double en moins de sept ans. Le monde est entré de plain-pied dans l'économie du savoir, «une économie qui assure une utilisation effective du savoir pour la réalisation du développement économique et social» — définition proposée par la Banque mondiale. La stratégie internationale travaille à faire disparaître l'Etat national en le morcelant en petits Etats dans le cadre de réseaux d'alliances régionales. Pour notre région, c'est le Grand Moyen-Orient qui est proposé. Les exemples du Soudan, de l'Irak, de la Syrie, du Yémen sont à méditer à ce sujet. La situation en Libye présente un danger imminent sur la sécurité de nos frontières. Il faut s'en préoccuper sérieusement. De même que la capacité d'influence sur les individus et les groupes d'individus par les systèmes de communication de masse qu'offrent les réseaux sociaux. On parle déjà de la «dictature scientifique». Comme il est aisé de le constater, pour se protéger contre les menaces et profiter des opportunités du progrès technologique, nous avons besoin d'un autre mode de gouvernance et d'un autre profil de dirigeants. Si nous n'avons pas pu bénéficier des bienfaits de l'avènement de la révolution industrielle parce que nous étions sous occupation coloniale, nous ne devons pas rater l'avènement de la révolution des technologies de l'information et de la communication.