Ce sont des rangées de voitures lavées, bichonnées, astiquées et bien alignées qui attendent sagement de changer de propriétaires. L'épaisse fumée que dégagent les grils des nombreux vendeurs de brochettes qui ont pris possession des lieux plane comme un brouillard au-dessus du marché. Le jour se lève à peine. Le Gueldamen, montagne tutélaire, projette son ombre immense sur Akbou, empêchant le soleil qui se lève péniblement de dissoudre le froid mordant de ce dernier vendredi de février. Les vendeurs restent sagement cloîtrés dans leur véhicule, tandis que commence la sarabande des acheteurs, qui jaugent la marchandise d'un œil aussi méfiant que mal réveillé. Comme l'indiquent les plaques minéralogiques des véhicules, le marché d'Akbou attire des vendeurs et des acheteurs de toutes les wilayas limitrophes, telles qu'Alger, Tizi Ouzou, Sétif, Bordj, M'sila, Boumerdès et Bouira. C'est l'un des plus fréquentés du nord du pays. Quand on n'est pas un promeneur qui veut juste avoir une idée des prix de voitures et qu'on cherche à en acquérir un, on ne vient jamais seul au marché de voitures. Il faut toujours se faire accompagner par un connaisseur, un expert, un revendeur, un «smasri», qui accepte de vous dénicher la bonne occasion au meilleur prix. Sinon gare aux arnaques, aux véhicules maquillés, trafiqués, accidentés ou avec de faux papiers. En général, les marchés de voitures d'occasion sont des lieux où active toute une faune de flibustiers de haute voltige et de professionnels de l'arnaque. C'est à cause de l'euro qui flambe et du dinar qui tombe Un premier tour qui permet de prendre la température indique qu'à première vue, ce sont plutôt des voitures qui ont une moyenne d'âge qui se situe entre 5 et 10 ans qui sont proposées à la vente. Autre constat qui saute aux yeux, c'est surtout la petite cylindrée qui est aussi bien exposée que demandée, si l'on se fie au nombre d'acheteurs qui leur tournent autour. Le premier véhicule qui attire notre attention est une Renault Symbol, toutes options, année 2016, tout juste sortie d'usine. Elle affiche 4000 kilomètres au compteur et son propriétaire, qui n'a même pas eu le temps d'user le plastique qui recouvre les sièges, claironne qu'on lui a offert 133 millions de centimes. A côté, une Clio Campus, année 2012, en bon état, a reçu une proposition à 112,5 millions de centimes. Pour la même année, un Nissan Qasqai + 2 en bon état tourne autour de 250 unités. Le propriétaire d'une Seat Ibiza, année 2013, en très bon état, ne veut toujours pas céder à 121 unités. Dans les travées du marché, nous tombons sur une vieille connaissance : Farid. La cinquantaine bien entamée, ce revendeur, qui ne rate jamais un marché, écume les lieux depuis 1986. Si l'on comptait toutes les voitures qu'ils achetées et revendues, il y aurait de quoi remplir la moitié de ce souk. «C'est cher et il n'y a pas beaucoup de ventes. C'est à cause de l'euro qui flambe et du dinar qui n'arrête pas de dégringoler. Déjà, le droit d'entrée au marché est passé de 750 à 1000 dinars ces jours-ci. En fait, il n'y a que les vendeurs de casse-croûtes qui font de bonnes affaires ici», dit-il. Saddek, lui, est un autre revendeur, qui se promène tout en essayant de flairer la bonne affaire. «Je ne garde jamais longtemps un véhicule. J'achète et je revends en essayant de faire un petit bénéfice. Aujourd'hui, ce que je peux vous dire, c' est que le vieux s'achète au prix du neuf. C'est à cause de la chute du dinar et de la réduction des véhicules importés. Les show-rooms des concessionnaires sont vides et le manque de neuf a fait remonter la cote de l'occasion. Ajouté à cela l'euro qui s'envole et le dinar qui ne vaut plus rien et vous comprendrez qu'il vaut mieux avoir chez soi un tas de ferraille qu'un tas de dinars», assène-t-il. Vers 9 heures du matin, le soleil est bien haut dans le ciel et il a fini de réchauffer les ardeurs et l'atmosphère. En fait, l'immense marché d'Akbou est fait de souks parallèles. A côté du souk de voitures, il y a le marché des fruits et légumes, de la friperie, de la pièce détachée, des vêtements et souliers, des bestiaux, de la brocante, etc. Tout se vend et s'achète. Au milieu des va-et-vient incessants des clients, des vendeurs de chiffons et des rebouteux qui vantent leurs produits à coups de décibels dans les haut-parleurs, le marché des véhicules est devenu fébrile, comme saisi de fièvre. Une Toyota Yaris année 2012 est donnée à 105 millions de centimes. Une Peugeot 207 de la même année affiche fièrement ses 94 unités, mais ne cède pas encore. Toujours pour la même année, une Seat Ibiza de couleur blanche, avec 96 000 kilomètres au compteur est proposée aux alentours de 130 unités. Pour rester dans le même millésime, une Suzuki ayant roulé 63 000 kilomètres part pour 42 millions de centimes. Adel, lui, est un revendeur venu de Béjaïa et son accent typiquement bougiote le confirme largement. Il fréquente les marchés depuis une vingtaine d'années et estime que le changement a eu lieu il y a quelques années déjà. «C'est cher, car les véhicules neufs ont augmenté de près de 30 %». Lui aussi se lance dans une longue tirade sur l'envolée de l'euro, la baisse du dinar et l'assèchement des stocks des concessionnaires, avant de conclure qu'en fait, si les autorités compétentes ont bloqué le marché du neuf, c'est pour mieux vendre «leur Symbol», celle qui est produite localement. Pour aujourd'hui, Adel a acquis une 207 HDI à 145 millions de centimes. «Je vais l'astiquer un peu et la semaine prochaine je compte en tirer 154 briques. Bien, si j'investis 145 millions ce serait normal que je gagne au moins une dizaine de millions, non ?», fait-il remarquer, avant de passer la main d'un geste tendre sur la carrosserie de sa nouvelle voiture qui brille au soleil. A travers les allées du marché, ce sont toujours les petites cylindrées qui semblent avoir la cote : les Marutti, Suzuki, Spark, Alto, Peugeot 207 et 206, Toyota Yaris, la Clio Campus, etc. Achour, un autre revendeur, estime que le marché est devenu cher et difficile depuis que les concessionnaires ont augmenté leurs prix de 30%. «Ici, c'est le smasri qui vend au smasri. Et il leur arrive de faire flamber les prix pour rien», dit-il d'un air dépité. Plus de vendeurs que de clients Khebat Zaïdi est un autre revendeur, dont la curiosité a été titillée par la présence saugrenue en pareil lieu de notre appareil photo. Présent dans les marchés de la région aussi bien qu'à Oued Kniss, le célèbre site de vente en ligne, il s'est spécialisé dans les marques Skoda et Volkswagen. «Le matériel a connu une augmentation de 50%. Ce qui se vendait à 100 briques il y a peu de temps, se vend aujourd'hui à 150. Tout le monde cherche le gain rapide et tout se vend, même une information. Tu vois, si quelqu'un possède une information sur une voiture à vendre quelque part, eh bien il ne te donne pas cette information, il te la vend», dit-il. Farid, que nous avons croisé aux premières heures de la matinée revient. «J'ai trouvé là-bas une Fiat Palio que j'ai vendue moi-même il y a 5 ans à 59 briques. Après 5 ans et tout ce qu'elle a roulé et subi de coups durant cette période, ce véhicule pourtant accidenté se négocie à 58 briques, et son propriétaire ne veut toujours pas le lâcher», raconte-t-il. Une anecdote qui confirme si besoin est la longue agonie du Autre curiosité spécifique au marché de véhicules : quand vous demandez le prix d'une voiture, vous vous entendrez souvent répondre : «Aataw 24, aataw 53, 37… » (On m'a offert 24, 53 ou bien 37). Au début, votre serviteur a eu du mal à comprendre comment des voitures qui paraissaient en très bon état pouvaient valoir un prix aussi dérisoire. A la longue, il a fini par comprendre que seules les unités dépassant la centaine étaient déclarées dans l'énoncé du prix. Si le véhicule se négocie à 130 millions de centimes, son propriétaire vous dira : «On m'a offert 30…». Comme si cela allait de soi. Trois jeunes gens tournent autour d'une Hyundai année 2015 ayant roulé 68 000 kilomètres. Elle est en très bon état et ses sièges sont toujours recouverts de cellophane. Son propriétaire, un jeune trentenaire venu de Bordj, dit qu'on lui a offert 110 millions. Les trois jeunes font rapidement grimper les enchères jusqu'à 112 millions, mais il ne veut toujours pas lâcher. Ils font mine de se désintéresser de l'affaire, partent puis reviennent à la charge. Nous décrochons, car les négociations s'éternisent tout en redoublant de férocité. L'une des techniques des «smasria» et autres revendeurs professionnels est d'entourer et d'assaillir le vendeur comme une meute de loups. A force de harcèlements, celui-ci finira par lâcher prise. Un peu plus loin, un monsieur d'âge respectable consent à nous révéler le prix qu'il a payé pour son véhicule, une Clio TC2 année 2013 pour 131 unités. «Je l'ai achetée auprès d'un revendeur. Je lui ai donné 5000 dinars de bénéfice et il a accepté de la lâcher», dit-il. Aux alentours de 10 heures, les premiers clients commencent à quitter le souk. Il faudra des heures pour l'évacuer complètement. Il est vrai qu'au final nous aurons rencontré beaucoup plus de revendeurs que de clients réellement intéressés par un véhicule personnel à garder.