Plus d'un demi-siècle après, le moudjahid Redjem Bouchtata continue de garder sur lui la photo de Fatima Benkhoukha, son épouse, morte assassinée, le 19 janvier 1961, là-haut, sur les cimes d'El Alia, à quelques dizaines de kilomètres à l'est de Skikda. La photo de la martyre ne l'a jamais quitté. Elle est toujours jalousement enfouie dans un vieux portefeuille, dont Bouchtata ne se sépare jamais. «Elle avait à peine 17 ans quand elle nous avait rejoint, avec Aïcha, sa sœur aînée, aux maquis d'El Alia. C'est leur père, Aïssa, un nationaliste, qui les a conduites à Mechtat Errameche. De là, elles ont regagné El Alia», raconte Bouchtata. Avant de rejoindre le maquis, Fatima vivait avec ses quatre sœurs et cinq frères au quartier Sebaa Biar (les citernes romaines). Le père, Aïssa, était à la tête d'une cellule du FLN et s'occupait de collecter les cotisations. «Notre père avait l'habitude de nous réunir le soir autour d'un poste radio pour écouter Sawt El Arab. C'était un rendez-vous qu'on ne manquait jamais», témoignait Mohamed, un des frères de Fatima dans un écrit qu'il avait consacré à sa sœur martyre. Dans ce document manuscrit, Mohamed raconte que Fatima se distinguait par son intelligence. «A six ans, elle avait rejoint l'école algérienne El Irchad. Elle apprenait vite, et plus tard, elle a commencé à écrire ses états d'âme. Je me souviens une fois que notre père, un homme assez sévère, était tombé sur des écrits dans lesquels Fatima parlait de la colonisation et ce qu'enduraient les Algériens. Il lui a aussitôt fait remarquer que ces écrits risquaient de lui attirer des ennuis, vu que les soldats français avaient l'habitude de fouiller les maisons», écrivait son frère Mohamed. Fatima, tout comme ses frères et sœurs, était élevée dans une famille nationaliste. Son père, docker de son état, était un homme très discret et n'avait pas pour habitude de montrer, même chez lui, sa relation avec la Révolution. C'est la jeune Fatima qui finira un jour par tout comprendre. «Fatima était la seule de nous tous à se permettre de poser des questions à notre père au sujet de ses activités nationalistes. Un jour, il a fini par tout lui dire», raconte Mohamed. Depuis, Fatima était devenue la secrétaire de son propre père. Elle était au courant de tout ce qui se passait dans la ville et connaissait, de facto, tous ceux qui militaient au sein des cellules du FLN. Puis, un jour de l'année 1961, Fatima a fini par demander à rejoindre les maquis. Le père obtempère. Fatima ne sera pas seule cependant, sa sœur Aïcha l'accompagnera. Les deux sont très proches, comme le rapportent des membres de la famille Benkhoukha. «Aïcha avait hérité beaucoup du caractère de notre mère et Fatima plutôt de la justesse de notre père», écrit leur frère Mohamed. Fatima et Aïcha rejoignent d'autres jeunes filles de Skikda aux maquis d'El Alia. La voilà donc dans le cœur de la Révolution. «Fatima a vite fini par attirer la sympathie de toutes celles et ceux qui luttaient à El Alia. Comme elle était instruite, on lui confia la rédaction des correspondances. Elle aimait aussi cuisiner pour les moudjahidine. Cette situation durera plusieurs mois puis Redjem Bouchtata, un moudjahid qui s'occupait de l'approvisionnement dans le maquis l'a remarquée et a demandé de l'épouser. La mère de Redjem est même venue la voir pour donner son consentement», racontent des membres de la famille Benkhoukha. Fatima et Redjem se marieront au maquis en présence d'un imam et des officiels du FLN. Deux jours après, Redjem était appelé à rejoindre les maquis du Cap de Fer. Il emmène son épouse. Cette dernière, qui n'avait alors que quelques mois de maquis, n'était pas encore habituée à ce genre de déplacements dans une zone montagneuse et infestée de soldats français. Redjem se souvient de ce jour. Il en parle : «C'était le 19 janvier 1961. Nous allions sortir des monts de Fil-Fila lorsque les soldats français nous ont repérés. Un accrochage s'en est suivi. Puis, les armes se sont tues. J'ai profité de cet instant pour faire passer les membres du groupe qui m'accompagnaient, un à un. Ne voyant pas Fatima, je me suis inquiété et je suis retourné quelques mètres en arrière. C'est là que je l'ai vu gisant par terre. Elle était morte. Elle a été touchée d'une balle en pleine poitrine.» Ainsi est morte Fatima Benkhoukha. Une colombe qui rêvait de poursuivre ses études. Elle ne verra même pas son pays indépendant et mourra, le henné de son mariage encore frais sur ses mains.