Président du comité pédagogique national et régional de spécialité de pédopsychiatrie (CPNS et CPRS), le Pr Mahmoud Ould Taleb est engagé depuis plusieurs années pour la reconnaissance de la pédopsychiatrie par les autorités. Il est également auteur de plusieurs publications sur l'autisme. Le Pr Ould Taleb revient dans cet entretien sur la problématique de l'autisme en Algérie et le manque de moyens humains et matériels pour la prise en charge adéquate de cette frange de la société. Il est parmi les premiers pédopsychiatres à avoir introduit la thérapie comportementale d'Eric Shopler et la thérapie d'échange et de développement de l' école, ainsi que les échelles d'évaluation des troubles envahissants du développement. Il estime que la maladie reste encore inexplorée en Algérie puisque de nombreux enfants autistes ne sont pas traités.
La Journée mondiale de l'autisme a été célébrée cette année avec un cachet officiel et à l'issue de laquelle un plan national a été annoncé. Quel est votre commentaire ? Je suis satisfait de la célébration de la Journée mondiale de l'autisme avec l'organisation du symposium international sous le patronage des plus hautes institutions du pays. Je lutte depuis longtemps pour que les Troubles du spectre de l'autisme (TSA) de l'enfant, de l'adolescent et de l'adulte soient reconnus comme une grave maladie mentale nécessitant un diagnostic précoce dès l'âge de 2 ans pour éviter la complication majeure qui est le retard mental irréversible au-delà de 5 ans si une prise en charge efficace selon le programme de référence international TEACCH (Treatment and education of autistic and related communication handicapped children, ou Traitement et éducation des enfants autistes) n'est pas proposé immédiatement à l'enfant autiste. Je dois dire que nous ne sommes pas écoutés en tant qu'experts de la pédopsychiatrie et de l'autisme par la tutelle. Nous sommes encore marginalisés malgré un travail acharné que nous avons accompli depuis 20 ans. Nous avons écrit des dizaines d'articles, nous avons organisés une dizaine de congrès à travers tous le pays pour faire connaître l'autisme. Le premier congrès de pédopsychiatrie organisé en 2003 à l'Institut national de santé publique (INSP) d'Alger a vu la participation des références internationales de l'autisme. Nous avons sillonné le pays, à savoir Alger, Tizi Ouzou, Bouira, Béjaïa, Sétif, Skikda, Ouargla et El Oued et organisé des journées de dépistage précoce de l'autisme, et en plus de cela nous avons réalisé des dizaines de communications nationales et internationales relatives à l'autisme avec des ouvrages publiés par l'OPU. Lors du symposium international organisé la semaine dernière, l'occasion ne nous a pas été offerte pour relater cette riche expérience clinique de 20 ans. Les organisateurs, notamment le ministère de la Santé, ne nous a accordé que 15 minutes au lieu des 30 que nous avions demandées alors que les invités étrangers ont pu bénéficier d'un temps plus long ! Pourtant, notre expérience à travers un échantillon de 5000 cas cliniques est l'un des plus importants échantillons cliniques au monde avec celui du canadien Lemay. D'ailleurs, notre service est aujourd'hui saturé par une demande régionale et nationale. Vous êtes l'un des pédopsychiatres à avoir pris en charge ce problème depuis des années. Quelle est la réalité du terrain? La pédopsychiatrie est une jeune spécialité régie par l'arrêté ministériel du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique n°444 daté du 18 juin 2013. Nous avons 30 résidents en cours de formation de pédopsychiatrie, mais la pratique de cette spécialité est ancienne de 20 ans. Ce n'est qu'en janvier 2018 que la première promotion sortira de la Faculté de médecine. En ma qualité de président du comité pédagogique national et régional de spécialité de pédopsychiatrie, je dois dire que nous avons à régler deux problématiques majeures. Il s'agit en premier lieu des ressources humaines, car nous avons un déficit de 240 pédopsychiatres et 1000 psychologues, orthophonistes, et éducateurs spécialisés pour constituer des équipes médico-psychologiques fiables à raison de 6 éléments de soutien pour chaque pédopsychiatre. Les infrastructures posent également problème, car nous avons aussi un déficit de constructions de 38 services de pédopsychiatrie à raison d'un service de pédopsychiatrie par wilaya, soit l'équivalent de 10 000 places sanitaires ; je ne dis pas 10 000 lits car les enfants autistes n'ont pas besoin d'internat pour dormir ; au contraire, il doivent à tout prix être stimulés contre l'isolement avec des parents co-thérapeutes formés par nos soins ; c'est essentiel de comprendre la coopération et la participation des parents. Il faut des structures modernes, légères, de proximité dans le cadre de la décentralisation. Cette double problématique nous pénalisera à moyen et long termes : il faut attendre la sortie des premières promotions de pédopsychiatres en janvier 2018. On ne peut pas rattraper un retard de 50 ans en deux ou trois ans. Dans notre service, nous avons formé 25 psychiatres avec un DEMS adulte, mais qui sont affectés actuellement dans les différents services de pédopsychiatrie du pays, à savoir Sétif, Tizi Ouzou, Bouira, Ouargla, Béjaïa, Alger, Chlef, Ghardaïa, El Oued et Boumerdès. Qu'en est-il de la prise en charge des enfants autistes dans votre service ? Il faut savoir que nous recevons 40 à 50 enfants autistes par jour et les 20 psychologues du service assurent 100 séances de stimulation de 30 minutes chacune et à raison de deux heures par semaine par enfant. La maman ou les parents doivent assurer 3 heures et demie de stimulation par semaine selon le programme d'Eric Schopler, soit 1000 heures de stimulation en trois ans, soit deux mille séances. C'est la seule spécialité qui peut s'occuper sérieusement des troubles sévères de l'autisme que nous considérons comme une grave maladie mentale nécessitant une intervention multifactorielle : sanitaire, éducative et sociale. Mais de nombreux problèmes restent encore posés et entravent la prise en charge de ces enfants. A titre d'exemple, de par la précarité de nos moyens, alors que nous avons demandé à l'administration depuis une année un camescope professionnel pour l'évaluation périodique clinique des enfants autistes par la vidéo, à ce jour nous n'avons eu aucune réponse. Le manque d'infirmières spécialisées en pédiatrie pour piquer les enfants en cas d'urgence de pédopsychiatrie et d'une secrétaire médicale pour établir les rapports médicaux que nous demandons depuis 10 ans est ahurissant. Une charge de travail que j'assure moi-même. Comme je vous l'ai expliqué auparavant, il n'existe pas de grande direction de la santé mentale de l'enfant et de l'adolescent au ministère de la Santé qui aurait comme priorité d'anticiper les problèmes et de trouver des solutions adéquates. Nous avons uniquement une sous-direction de la santé mentale sous la responsabilité de la direction de la prévention. Cette grande direction de la santé mentale de l'enfant et de l'adolescent est un projet impératif, elle doit être autonome pour prendre des initiatives courageuses et coordonner le Plan autisme national à l'échelle du pays, elle doit synthétiser toutes les données relatives à l'autisme avec des registres locaux, régionaux et national de l'autisme avec ses différents diagnostics en rapport avec différentes formes cliniques selon l'âge de l'enfant, de l'adolescent et de l'adulte, et ce, selon la sévérité des TSA et coordonner les actions avec les ministères de l'Education nationale, de la Solidarité et celui du travail. En ce qui nous concerne, nous avons établi un registre pour répertorier les nouveaux cas d'autisme depuis 2012 à raison de 15 nouveaux cas d'autisme diagnostiqués par semaine. Des associations de parents d'enfants autistes ont beaucoup d'espoir dans ce plan. Elles souhaitent également qu'il soit coordonné par un spécialiste du terrain. Quel est votre avis ? Le Plan autisme Algérie est une urgence nationale que nous avons demandé depuis longtemps. Nous avons un nouveau cas d'autisme pour 150 naissances ; par extrapolation, il devrait y avoir entre 350 000 à 400 000 enfants, adolescents et adultes autistes qui vivent sans soins en Algérie. La tranche la plus vulnérable, ce sont les grands enfants et les adolescents car ils sont diagnostiqués tardivement et restent enfermés chez eux en permanence sans prise en charge et sont souvent psychiatrisés dans les services de la psychiatrie adulte avec une neuroleptisation abusive car il n'y a aucun espace thérapeutique adapté qui leur soit réservé. Les associations sont dépassées et épuisées par l'ampleur du problème, au point de voir dans certains cas que chaque parent veut créer sa propre association. Ils sont confrontés à beaucoup de problèmes, à savoir l'absence de locaux adaptés, l'inexistence d'un budget conséquent, le manque de personnel qualifié, etc. La prise en charge de l'autisme n'est pas l'équivalent d'une crèche ou d'une garderie. C'est un drame continu pour des centaines de familles qui ne savent plus quoi faire de leur enfant autiste quand ce dernier est diagnostiqué tardivement car le retard mental est irréversible. Avec un handicap mental définitif, l'autonomie sociale de l'autiste est très limitée. Il est déplorable de voir qu'à ce jour il n'y a aucun centre médico-psychologique pour les adolescents autistes en Algérie. Il est donc important que ce Plan national annoncé par le ministre de la Santé, Abdelmalek Boudiaf, soit mis en œuvre, affirmant que le problème de l'autisme est considéré comme un chantier présidentiel inscrit parmi les priorités. Je souhaite vivement, comme dans d'autres spécialités concernant les plus grands problèmes de santé publique, la nomination d'un coordinateur national spécialiste des TSA avec une expérience thérapeutique solide dans la prise en charge des enfants et des adolescents autistes, quelqu'un capable d'avoir des perspectives et d'apporter des solutions novatrices et de références internationales. Les parents d'enfants autistes et les associations connaissent ceux qui se sont investis et engagés à leurs côtés depuis des décennies dans la formation et les soins ; c'est à la tutelle de faire le bon choix en tenant compte des vœux et de la réalité de la santé mentale de l'enfant et de l'adolescent.