Diplomate de carrière, ancien ministre, Abdelaziz Rahabi décortique, dans cet entretien, les relations algéro-françaises qui, selon lui, n'arrivent pas à avoir cette dimension stratégique. Entre la France et l'Algérie, dit-il, il y a une rupture de confiance en raison des attitudes inamicales exprimées dans le traitement des questions liées au Sahel et au Sahara occidental. - La visite à Alger du Premier ministre français, Manuel Valls, intervient sur fond de crise notamment avec l'affaire Panama Papers qui éclabousse le ministre de l'Industrie, Abdessalem Bouchouareb. Quelle analyse faites-vous ? Je pense que cette crise n'est pas liée à la conjoncture actuelle, mais plutôt au fait que les relations algéro-françaises n'ont pas su dépasser la dimension économique et commerciale. Avec la Déclaration d'Alger de décembre 2012, nous pensions que cette dimension humaine et stratégique allait être prise en compte, malheureusement cela n'a pas été le cas. Les relations algéro-françaises donnent l'impression d'être essentiellement portées sur le volume des échanges commerciaux. - Cette relation est passée quand même à une étape assez importante depuis la convalescence du président de la République à l'hôpital militaire Val-de-Grâce, à l'été 2013... Le président Bouteflika a fait des relations avec la France l'axe principal de sa propre politique intérieure. Fragilisé à l'intérieur, il avait du mal à commercialiser la violation de la limitation des mandats en 2009, il avait besoin d'utiliser la diplomatie comme une arme de politique intérieure, d'être fort et d'exister politiquement sur le plan international pour en faire un contrepoids dans ses relations avec l'armée. Il est allé jusqu'à évoquer ses mauvaises relations avec l'institution militaire lors d'une réunion du G8, au Canada. - Pour revenir aux relations algéro-françaises, que cache cette crise entre les deux pays ? Je ne pense pas qu'il y ait une crise. Il s'agit plutôt du cycle le plus long des relations algéro-françaises. A l'époque de Sarkozy, il n'y avait pas de confiance entre ce dernier et Bouteflika. C'était réciproque. François Hollande a introduit cette confiance qui n'existait pas. Cela a beaucoup servi pour les relations économiques et sociales, mais aussi à normaliser des relations qui ne l'ont jamais été durant toute l'histoire commune… - Y compris durant les mandats de Jacques Chirac ? En fait, Chirac est le seul président qui aurait été capable de donner une dimension stratégique aux relations entre les deux pays parce qu'il connaissait l'Algérie. Je pense que l'occasion ratée entre l'Algérie et la France a été celle de Chirac. Malheureusement il a été doublé par l'extrême droite, qui a présenté une loi très compromettante. Le risque serait de faire des relations algéro-françaises un problème de politique intérieure. Avec ce procès qu'on fait au journal Le Monde, nous sommes en train de transformer un manquement de la presse en un problème diplomatique avec la France. Le Monde a apporté les précisions nécessaires et présenté ses regrets aux autorités algériennes. Cette affaire ne devrait pas constituer un motif de crise entre les deux pays. Les dirigeants algériens se comportent avec la presse étrangère comme ils se comportent avec celle de leur pays. Ils sont plus préoccupés par leur image que par celle de l'Algérie. Par expérience professionnelle, le seul chef d'Etat préoccupé par l'image du pays a été le président Liamine Zeroual. Ils ont un ego démesuré. A chaque fois qu'un article les concerne, c'est toute l'Algérie, qui se met à leur service. Cela a été le cas avec Chakib Khelil. Tout l'appareil algérien a été mis à son service pour le défendre. On a confondu l'Algérie avec Chakib Khelil. - Ne pensez-vous pas que cette tension a une relation avec les luttes de succession au sommet de l'Etat ? Je ne crois pas à la théorie du complot. Je crois plutôt à notre incapacité à nous prémunir des nuisances étrangères. L'agenda démocratique dans le Monde arabe a été retardé de 50 ans sous prétexte que nous étions en guerre contre Israël, alors que depuis 1973, personne n'a tiré une balle. Si vous voulez retarder la démocratie, il n'y a pas mieux que d'évoquer l'ennemi extérieur. Ce dernier a le bras long lorsque notre propre bras est court. Ramenée à la vie politique en France, l'affaire de Bouteflika avec la presse française est un fait divers. Mais ramenée à l'Algérie qui n'a pas de rendez-vous politique, elle devient un fait de débat national. Regardez l'affaire Chakib Khelil, ce n'est qu'un fait divers transformé en débat national. Chakib Khelil est revenu en Algérie parce qu'il sait que c'est le seul pays où il ne peut pas être inquiété parce qu'il a des protections politiques. Chakib Khelil est l'expression même de la déliquescence de l'Etat. Après l'instrumentation de la justice, maintenant on passe à l'instrumentalisation des zaouïas. Résultat : Chakib Khelil donne une piètre image du pays qu'il prétend servir. Son affaire est un déni de droit. La seule autorité qui aurait dû agir est la justice. Cela n'a pas été fait parce qu'elle obéit aux politiques… - Revenons aux relations algéro-françaises. Comment interpréter la mise au point de Ramtane Lamamra, ministre des Affaires étrangères, à son homologue français sur la question du Sahara occidental ? Il y a un quiproquo sur cette question. Comme elle n'a pas été inscrite à l'ordre du jour des agendas entre les deux pays, les Français ont cru que cela dénotait une certaine réserve et un désintérêt de la partie algérienne. Or, si l'Algérie n'évoque pas cette question avec la France, c'est parce qu'elle connaît sa position d'alignement avec le Maroc. Même au Conseil de sécurité, l'Algérie approche plus le représentant britannique que celui de la France parce qu'elle connaît sa position intransigeante. La France n'est pas encore sortie de la ligne de Giscard des années 1975. Elle estime que sa seule profondeur en Afrique est le Maroc. Le ticket algérien est trop cher, la Tunisie est trop petite et la Libye excentrique. Le Maroc, en raison de sa position géostratégique, qui a une seule frontière avec l'Algérie, a une diplomatie insulaire qui a besoin d'être un relais dans le Sahel pour la France et pour les pays du Golfe. Jusque-là, rien n'a fondamentalement changé. Sauf que ce soutien inconditionnel arrive à un point de rupture, ou de fracture, qui devient nuisible aux intérêts diplomatiques de l'Algérie. Ce n'est plus la position politique de la France avec le Maroc, mais une attitude inamicale de la France à l'égard de l'Algérie. Le Premier ministre, Manuel Valls, n'est pas perçu comme un ami à Alger. La diplomatie est l'art de se faire des amis. L'Algérie est très sensible à ces questions en raison de la nature des relations très controversées, conflictuelles, entre l'Algérie et la France. Le socle de l'identité de la diplomatie algérienne est sa guerre de Libération. Il est important de revenir en arrière. Le président Bouteflika avait fait beaucoup de concessions à Sarkozy, lequel ne lui a pas renvoyé l'ascenseur. Plus grave, il a fait la guerre à nos portes, en Libye. Je pense que l'Algérie a fait une erreur d'évaluation. François Hollande a une meilleure approche ; il a tenté de normaliser les relations entre les deux pays. - Lui aussi a mené sa guerre au Nord-Mali… En fait, François Hollande a été dépassé par le lobby marocain au Quai d'Orsay et à l'Elysée. Nous avons beaucoup d'atouts et peu d'amis. Mais les Marocains ont peu d'atouts et beaucoup d'amis. C'est une équation difficile dans la conjoncture actuelle. Il reste qu'il n'y a pas que la question du Sahara occidental. J'ai l'impression qu'il y a une sorte de perte de confiance chez les Algériens. Et c'est légitime. Revenons à la question du Sahel. On veut faire jouer à l'Algérie le rôle de gendarme de la région. La communauté internationale a une responsabilité dans la situation au Sahel, mais très peu en payent le prix. En dépit de notre engagement, de nos moyens humains et matériels, de notre expérience, j'ai l'impression que nous ne bénéficions pas de la confiance de nos partenaires. Pour preuve, l'Algérie a créé en 2010 le Comité d'état-major opérationnel conjoint (Cémoc) à Tamanrasset ; les amis de la France, pour ne pas citer leur nom, ont créé le G5 — Mali, Burkina Faso, Tchad, Niger et Mauritanie — sous prétexte que c'est un ensemble homogène socialement, économiquement et culturellement. Ce G5 a l'intention de créer non seulement un espace d'échange de renseignements, mais aussi géostratégique, politique et économique. Tout cela se fait aux frontières de l'Algérie, sans l'Algérie et sans consultation de l'Algérie. L'Algérie a toutes les raisons de se méfier d'une initiative de cette nature autour d'une problématique qu'elle maîtrise et pour laquelle elle a mis beaucoup de moyens. Elle a le droit de se poser des questions et de rompre sa coopération militaire avec Nouakchott. Je pense que ces projets économiques constituent une couverture pour d'autres projets politiques et militaires. Raison pour laquelle moi-même je me pose des questions. - Est-ce pour isoler l'Algérie ? Je pense que c'est une manière de réduire son influence dans la région. Il ne faut jamais oublier que l'Algérie se distingue par le fait qu'elle n'est l'alliée de personne. Elle en paie le prix. Lorsqu'un pays n'est pas dans un système d'alliance, qu'il ne mutualise pas ses moyens avec les autres, le prix de son indépendance est très élevé. L'Algérie veut avoir sa propre politique dans la région. Quelle en est la ligne ? Il faut que les Français la comprennent. Il faut que le partenaire n'adopte pas des attitudes qui peuvent conduire l'Algérie à comprendre qu'elles sont inamicales. Or aujourd'hui, nous avons le sentiment que tout ce qui se fait dans la région, que ce soit au Sahel ou au Sahara occidental, est de nature à affaiblir les intérêts diplomatiques de l'Algérie. C'est pour cela que je pense que nous sommes à la fin d'un cycle des relations algéro-françaises. Je souhaite que la fin de ce cycle ne soit pas réveillée par des questions subsidiaires, comme l'affaire du journal Le Monde. Mais je reviens sur la question du Sahara occidental. Le Maroc est un allié stratégique de la France ; il vient de signer un accord de deux milliards d'euros ; il est dans des projets économiques stratégiques structurants. Bouteflika a fait sept visites officielles en France et les Français le lui rendent très mal. Chadli en a fait une, Boumediène et Zeroual n'en n'ont pas fait. C'est lui qui a fait volontairement de la France une politique intérieure. Il pensait pouvoir de cette façon neutraliser la presse, ses ennemis, etc. Aujourd'hui, il se rend compte qu'un journal porte atteinte à l'Algérie. - Selon vous, il ne faut pas s'attendre à ce que cette visite de Manuel Valls apporte un souffle nouveau à la relation entre Paris et Alger... Une visite s'apprécie par sa propre préparation. Or, celle de Valls donne le sentiment qu'elle est essentiellement économique et commerciale. Elle était prévue dans le cadre des Accords d'Alger. Ne pas la faire aurait été un problème. Ce sont des échanges prévus chaque six mois. Mais il faut parler d'un sérieux problème sur le plan diplomatique, qui est lié à l'absence du Président. L'Algérie souffre d'une sous-représentation. Lorsque le Président est absent, ce sont des représentants qui le remplacent dans des actes protocolaires. Ils n'ont pas accès aux décisions qui, elles, relèvent des seules prérogatives des chefs d'Etat. Ce qui affaiblit sérieusement l'appareil diplomatique. Nous ne pouvons pas avoir une diplomatie efficiente et performante sans chef de l'Etat.