Entre les travaux des champs, les bêtes à garder, les caprices de la pompe à eau et les longues soirées devant la télévision, comment a-t-on vécu la révolution égyptienne à Louxor ? Pour son premier long-métrage documentaire, Anna Roussillon a choisi de poser sa caméra parmi les habitants de cette ville agricole, à 700 km au sud du Caire et de sa fameuse Place Tahrir. Sorti en 2016, Je suis le peuple est surtout l'histoire d'une rencontre humaine avec Farraj, paysan haut en couleur qui accueille la caméra dans le quotidien de sa famille. On suit son évolution politique entre les premières manifestations de janvier 2011 et le coup de force des militaires en 2013. «Ce film est le résultat de plusieurs bifurcations dues à la rencontre avec Farraj, puis à la révolution. J'avais commencé en 2011 à travailler sur la vie paysanne. Après mon retour en France, les manifestations de la place Tahrir ont éclaté. J'ai choisi de revenir au village pour voir comment Farraj allait être relié à ça», résume la réalisatrice invitée à l'Institut français d'Alger pour présenter son film. Plutôt sceptique au départ, croyant même à la thèse du complot propagée par la télévision officielle, Farraj devient vite fervent partisan de la révolution. Il ne tarde pas à acheter une parabole pour se tenir au courant. Pendant ce temps, la vie au village ne change pas beaucoup, si ce n'est la pénurie de gaz et de produits subventionnés. Au départ réfractaire aux islamistes, Farraj finit par voter Morsi. Lui qui chantonnait à tue-tête des chansons célébrant le vin et l'amour ne trouve pas mieux que le candidat des Frères musulman pour éviter le retour à l'ancien système. Quand les manifestations recommencent, cette fois pour faire tomber Morsi, Farraj tente de soutenir mordicus le Président avant de se retrouver lui-même parmi les manifestants… A chaque fois, le paysan fait preuve du même enthousiasme, de la même perspicacité et du même humour pour argumenter ses positions du moment. Il est étonnant de constater l'influence grandissante de la télévision (unique lucarne sur les événements) qui façonne les discours des uns et des autres. Cette influence est visible jusque dans les jeux d'enfant qui répètent indéfiniment les mots d'ordre qu'elle transmet. «Farraj, comme des milliers de gens, regardait la télé toutes les nuits. C'est là qu'il s'est fait son vocabulaire et sa nouvelle culture politiques. Les nouveaux programmes ont eu un impact très grand. Comme les gens ne regardaient pas les mêmes chaînes, les débats étaient houleux. Les nouvelles chaînes égyptiennes ont produit une fracturation du discours officiel. Même si chaque chaîne prêchait pour son parti, il y a eu quand même une pluralité qui était désormais possible. A mon avis, la télé a eu un rôle assez positif dans l'ensemble», estime Roussillon. Habitant dans une maison en toub et travaillant son champ selon une méthode millénaire, Farraj est aussi un homme de son temps, branché sur le monde via le portable, la radio, la TV et internet. Le film dit aussi cette nouvelle vie des campagnes bien loin des clichés sur la vie simple des gens simples. Résultat de quatre ans de tournage (discontinus), Je suis le peuple capte une certaine vérité en plaçant la caméra à hauteur humaine. La réalisatrice, native du Caire et parfaite arabophone, n'hésite pas à s'impliquer dans les discussions, quitte à donner son avis et à prendre le risque de se tromper. Paradoxalement, en ne prétendant pas à la neutralité, le film n'en est que plus sincère. Tantôt banals, tantôts profonds, les échanges sont marqués d'une authenticité certaine. Finalement, le film qui a reçu de nombreux prix nous invite à délaisser ceux qui invoquent le peuple pour découvrir ceux qui le composent.