Il est l'auteur d'une œuvre romanesque qui préfigurait au XVIIe siècle ce que sera le roman moderne. Disparu il y a 400 ans, son attachant personnage du chevalier à la triste figure, Don Quichotte de la Mancha, parle encore à des milliers de lecteurs à travers le monde. Cet écrivain espagnol, peu apprécié des critiques de son temps, donne aujourd'hui son nom à des dizaines de centres culturels dans le monde qui assurent le rayonnement de la langue et de la littérature espagnols. Il donne aussi son nom à un quartier populaire d'Alger. «Son nom est Miguel de Cervantès Saavedra. Il a été soldat plusieurs années, et esclave pendant cinq ans, où il a appris la patience dans l'adversité», c'est ainsi qu'il se décrit lui-même dans sa préface aux Nouvelles exemplaires. Ce ne sera donc pas exagéré de dire que sa captivité de cinq ans à Alger (1575-1580) a été d'une grande importance dans sa vie comme dans son œuvre. L'Institut Cervantès d'Alger a organisé, le 7 mai, une visite guidée sur les traces de l'écrivain à Alger. «Cette visite sur les traces de Cervantès, qui en est à sa quatrième édition, est très importante. C'est un retour sur une étape cruciale dans la vie de Cervantès que nous avons la chance d'effectuer ici sur place», explique Raquel Romero Guillemas, directrice de l'Institut. Il y a donc des traces de Cervantès à Alger, de même qu'il existe des traces d'Alger dans les œuvres de Cervantès. Non seulement dans ses comédies (La Vie à Alger, Le Gaillard espagnol, La Grande Sultane, Les Bagnes d'Alger), ses nouvelles (L'Espagnole anglaise et L'amant libéral) mais aussi dans son chef-d'œuvre romanesque Don Quichotte. Miguel de Cervantès est âgé de 28 ans quand il est capturé, avec son frère Rodrigo, par des corsaires algérois près des côtes catalanes. Faute de s'illustrer dans les lettres, le jeune homme avait fait ses preuves comme soldat. Il avait brillé lors de la bataille de Lépante (1571) où il gagna l'estime de Don Juan d'Autriche et le surnom de «Manchot de Lepante» en perdant l'usage de sa main gauche. «Au lieu de recevoir, comme aux siècles de Rome, une couronne navale, je me vis, dans la nuit qui suivit cette fameuse journée, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains», fera-t-il dire à son personnage de captif (largement inspiré de son propre vécu) dans Don Quichotte. Mais suivons-le dans la visite guidée qui nous mène au port d'Alger où la galère d'Arnaute Mami, corsaire algérois d'origine albanaise, avait accosté un 26 septembre 1575 avec une belle prise, ignorant qu'elle deviendrait un des plus grands écrivains de l'humanité. Faute de pouvoir y accéder, on se contentera d'apercevoir de loin l'Amirauté et la jetée Kheireddine qui mène aux îlots qui donnèrent son nom à la ville (El Djazaïr) et sur lequel les Espagnols construisirent le Peñon, fort qui imposa un blocus au port avant d'être détruit par les Algérois. Si les soldats postés à l'entrée de l'Amirauté nous font de grands gestes, ce n'est pas pour nous saluer mais pour nous signifier qu'il est interdit de prendre des photos de ce lieu historique qui abrite actuellement le siège du Commandement des Forces navales algériennes. Nous continuons donc notre visite vers le palais des Raïs (Bastion 23) en compagnie de l'historien Abderrahmane Khelifa, notre guide, qui tente de nous mettre dans l'ambiance du XVIe siècle : «L'Espagne était l'ennemi public n°1 d'Alger et c'était réciproque. C'est un peu à cause des Espagnols qu'Alger est capitale de l'Algérie. Selim Toumi, gouverneur d'Alger, avait appelé les frères Barberousse pour le secourir contre les Espagnols et les Turcs s'y sont installés. Pendant tout le XVIe siècle, les confrontations se sont succédé entre Alger et l'Espagne. Alger était le bastion avancé de l'Empire ottoman et, donc, de l'islam. C'était le croissant contre la croix. Les deux puissances se disputaient le bassin méditerranéen.» Les nombreux Espagnols qui nous accompagnent sur les traces de leur illustre compatriote (parmi lesquels l'ambassadeur d'Espagne à Alger, Alejandro Polanco Mata) ne le prendront pas mal. Ils ne se plaindront pas non plus du mauvais temps que notre guide rapprochera malicieusement de la tempête qui mit fin en 1541 à l'expédition de Charles Quint et de son Invicible Armada contre la ville. Au palais des Raïs, nous observons les plafonds multicolores en bois peint qui représentent pour certains des scènes et des paysages typiquement européens. Il s'agirait là d'un exemple des travaux des captifs chrétiens à Alger. Ces derniers jouissaient tout de même d'une certaine liberté. Ils n'étaient pas systématiquement enchaînés et enfermés comme cela pouvait être le cas de l'autre côté, chez les Chevaliers de l'Ordre de Malte. Il était également possible de pratiquer «librement» le culte chrétien, pour ceux qui résistaient à la tentation de la conversion à l'islam et à l'ascension sociale qu'elle permettait. La population d'Alger était alors très cosmopolite : Grecs, Albanais, Italiens, Corses… Et les exemples de hauts dignitaires d'origine européenne sont légion. «Alger, une ville à la captivité hospitalière et à l'hospitalité captivante», résume joliment l'ambassadeur d'Espagne. Nous voilà à présent près de la place des Martyrs où se trouvait le marché aux esclaves, le badistan. Cervantès a échappé à cette sombre perspective puisqu'il a été directement récupéré par Arnaute Mami qui comptait tirer profit de ce jeune homme portant des lettres de recommandation de Don Juan d'Autriche. Sa rançon, fixée à 500 ducats d'or (soit environ 20 000 euros aujourd'hui), était en fait bien supérieure à ce que pouvait payer sa modeste famille. Contournant les cloisons de la place des Martyrs qui grouille de grues et de machines travaillant sur la future station de métro-musée, on accède à Dar El Hamra, propriété d'Arnaute Mami, et l'on pénètre dans les geôles du sous-sol où aurait séjourné Cervantès. Abritant il y a peu le Centre national de recherche en archéologie, les lieux sont jonchés de mobilier de bureau et un effort d'imagination certain est nécessaire pour se représenter l'ambiance de l'époque. On se consolera en visitant Dar Mustapha Pacha postérieure au séjour de Cervantès mais dans un bien meilleur état de conservation. Là encore, les 500 000 carreaux de faïence portent des images (bateaux hollandais, châteaux médiévaux, scènes bibliques…) qui nous renseignent sur les goûts cosmopolites des Algérois de l'époque et leur ouverture sur les arts du monde. L'ultime étape de la visite est la Grotte Cervantès sur les hauteurs de la commune de Belouizdad. A la fin du boulevard Cervantès, menant au Bois des Arcades, se trouve une petite place abritant la fameuse grotte où se serait caché l'écrivain au cours d'une de ses quatre tentatives d'évasion. Sa condition de captif à forte rançon lui permettait de profiter d'une condition privilégiée et d'une certaine liberté de mouvement. Il en profita pour fomenter des plans d'évasion par la terre, en rejoignant Oran alors aux mains des Espagnols, ou par la mer... Des plans plus infructueux les uns que les autres. «Jamais l'espoir de recouvrer la liberté ne m'abandonna ; et quand, en ce que j'imaginais ou mettais en œuvre, le succès ne répondait pas à l'intention, aussitôt, sans m'abandonner à la douleur, je me forgeais une autre espérance qui, toute faible qu'elle fût, soutint mon courage», raconte le personnage du captif. C'est lors de sa deuxième tentative qu'il s'abrita, six mois durant, dans la grotte en compagnie de quatorze captifs en attendant une flottille que devait conduire son frère libéré après paiement de sa rançon. La flottille n'arriva pas et le chrétien converti El Dorador, qui leur servait de guetteur, les trahit. Assumant l'entière responsabilité des tentatives d'évasion, Cervantès avait été condamné à de lourds châtiments… Qui n'ont pas été appliqués. Cela reste un mystère et nous lisons dans le Quichotte : «Un seul captif s'en tira bien… c'était un soldat espagnol, nommé ‘un tel de Saavedra' [ndlr le nom complet de l'écrivain est Miguel de Cervantès Saavedra], lequel fit des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant, jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu'à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s'enfuir, nous craignions tous qu'il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d'une fois.» Certains auteurs supposent qu'il aurait fait office de passeur pour rassembler l'argent nécessaire au paiement de sa rançon ou encore qu'une dame aurait défendu sa cause. C'est cette version romantique qui est développée dans le Quichotte avec un haletant récit d'évasion en compagnie de la belle algéroise Zoraïde convertie au christianisme. Un récit très proche de la deuxième tentative d'évasion, à la différence près qu'elle est réussie dans le roman. Cervantès réalisait ainsi par l'écriture ce qu'il avait dû longuement fantasmer durant sa captivité. C'est d'ailleurs la théorie que développe la professeure María Antonia Garcès (Cervantes in Algiers : a Captive Tale) qui revisite l'œuvre de Cervantès comme une sublimation du traumatisme de la captivité. Don Quichotte sera publié en 1605, soit 25 ans après son départ d'Alger. Ce séjour forcé aura également permis au jeune homme de s'ouvrir à un monde qui lui était hostilement étranger, découvrant que l'autre n'est pas le barbare que l'on croit et gagnant ainsi quelques siècles sur la pensée dominante de son temps. Dans la placette entourant la grotte, nous lisons, gravé dans la faïence, un beau passage du Quichotte évoquant : «Cette langue qu'on parle entre captifs et Mores, sur toutes les côtes de Berbérie, et même à Constantinople, qui n'est ni l'arabe, ni le castillan, ni la langue d'aucune nation, mais un mélange de toutes les langues, avec lequel nous parvenons à nous entendre tous.» Passer de l'autre côté de la barrière lui aurait ainsi permis de penser et d'écrire en dehors des carcans. Cette expérience n'est peut-être pas sans rapport avec la désarmante ironie dont il use contre toutes sortes de certitudes. Toutes sauf une : «La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel ait faits aux hommes. Rien ne l'égale, ni les trésors que la terre enferme en son sein ni ceux que la mer recèle en ses abîmes.» Il n'est pas impossible que cette pensée, comme une grande partie de l'œuvre sublime de Don Quichotte aient été envisagées «en Alger», comme on disait alors.