Du boulevard Tripoli, à Hussein Dey, au quartier Trois Horloges, à Bab El Oued, c'est le rush nocturne. Les sorties familiales lors des soirées des deux dernières semaines du mois sacré du Ramadhan sont consacrées à la prospection du marché vestimentaire en prévision de la fête de l'Aïd. La tradition veut que les enfants soient habillés de neuf à cette occasion marquant la fin du mois de jeûne. Il reste que le coup porté au porte-monnaie est des plus durs. C'est la saignée », s'accordent à dire les promeneurs de nuit. Le Ramadhan 2006, pour être un grand mois de dépenses, s'installe en pleine rentrée scolaire et sociale, et s'achève par la nécessité d'achat de vêtements neufs. La spéculation n'est pas absente. Lors des deux premières semaines du mois sacré, la facture a été salée. Les prix des fruits et légumes, malgré les mesures de contrôle de la Direction de la concurrence et des prix (DCP) et les virtuels scrupules de la foi altruiste, se sont vu multiplier par cinq sinon par dix. Une criante hausse saisonnière devant laquelle le ministre du Commerce, El Hachemi Djaâboub, n'a trouvé comme parade qu'un fataliste haussement d'épaule lors de sa sortie sur les marchés de Tipaza au début Ramadhan, reconnaissant au passage que 60% des produits agricoles sont vendus dans les marchés parallèles. Les pratiques « véreuses », n'en sont ainsi qu'encouragées. Et ce ne sont pas les 1500 agents de contrôle recrutés et les 100 véhicules disposés aux abords des 42 marchés de gros et des 830 marchés couverts que compte le pays, qui changeront la donne spéculative. Donc, comme chaque année, les marchés de fruits et légumes subissent la loi du plus retors, au grand désavantage d'un Algérien déjà saigné à blanc par une rentrée sociale des plus mornes. « La première semaine du Ramadhan, les gens faisaient des courses hebdomadaires en dépensant beaucoup, explique un jeune qui tient une superette à Belcourt, mais depuis la deuxième semaine, les clients achètent pour la journée, faisant plus attention à leurs dépenses en prévision de l'Aïd qui approche. » La reprise scolaire et universitaire, avec son lot d'achats d'articles et d'ouvrages, dont le marché informel étale sur les trottoirs du pays, a entamé l'hémorragie. Sans oublier les frais d'inscription. Mais ces hausses ne sont pas aussi saisonnières qu'elles le paraissent. D'après l'Office national des statistiques (ONS), l'indice général des prix à la consommation au niveau national a atteint 647,1 points en août 2006, soit une hausse de 1,2% par rapport au mois de juillet 2006. Les prix des biens alimentaires enregistrent une augmentation de 2,1% à moins de deux mois de l'envolée des prix durant les deux premières semaines du Ramadhan. L'indice brut des prix à la consommation de la ville d'Alger, selon l'ONS, a enregistré pour le mois d'août 2006 une hausse de 1,5% par rapport au mois de juillet, soit une variation nettement supérieure à celle observée le même mois de l'année écoulée (0,2% en août 2005). Et ce ne sont pas les augmentations décidées lors de la tripartite fin septembre qui ont offert un répit aux porte-monnaie des Algériens. Selon une étude de l'Institut national du travail (INT) reprise par l'agence AAI, la revalorisation du Salaire national minimum garanti (SNMG) à 12 000 DA (20%) et les augmentations des salaires du secteur économique « sont loin de répondre aux besoins d'une politique salariale cohérente et aux impératifs d'un rattrapage du pouvoir d'achat du citoyen ». Aïe, c'est l'Aïd ! Le constat fait par l'INT est éloquent. Sur ces dix dernières années, si le salaire moyen a été multiplié par deux, les prix à la consommation ont pour leur part carrément triplé, voire multipliés par cinq ou six pour certains produits de large consommation. A titre d'exemple, les prix de la pomme de terre et de la viande étaient respectivement de quelque 7 DA et 200 DA le kilo au milieu des années 1990. Actuellement, ils se fixent au moins à 35 DA pour la pomme de terre et 600 DA pour la viande. Il faut dire que sur la période considérée, la dépréciation de la valeur de la monnaie nationale a entraîné une véritable érosion du pouvoir d'achat des Algériens. L'enquête sur la pauvreté pilotée par le Centre national d'études et d'analyses pour la population et le développement (CENEAP) indique 68,2% des ménages algériens ont contracté des emprunts. L'endettement des familles, auprès des banques ou des proches, ne cesse d'augmenter en volume. La rentrée scolaire intervient juste après la « saison des mariages » en été, connue pour être un gouffre financier considérable dans les budgets familiaux, malgré les mécanismes de solidarité. Il ne faut pas oublier aussi l'attrait des crédits : depuis le crédit immobilier, l'Algérien a découvert 12 autres formules de crédit. Attention au surendettement. Arrive l'Aïd El Fitr pour achever ce tableau hémorragique. Les promeneurs de la soirée algéroise sont condamnés au lèche-vitrine et aux signes de désemparement devant les prix des vêtements pour enfants. Un ensemble pour fillette ? Vous pouvez compter jusqu'à 5000 DA. Un jean pour enfant ? Pas moins de 1000 DA. On se rabat alors sur des solutions de rechange. Les commerces de textile chinois proposent à Alger-Centre (rues Didouche Mourad, Larbi Ben M'hidi, Hassiba Benbouali, etc.) des ensembles pour filles et garçons plus ou moins attractifs avec une fourchette de prix entre 1500 et 3000 DA. Le second palier des prix se trouve du côté des marchés périphériques à Bab Ezzouar et à El Harrach dans la banlieue Est de la capitale. Les réseaux informels permettent de baisser la fourchette des prix entre 1000 et 2000 DA les ensembles pour filles et garçons. Les jeunes qui proposent des articles à même les trottoirs des grandes artères d'Alger-Centre - entre deux descentes inefficaces de la police - cassent les prix : 50 % moins que les magasins. Les commerçants dénoncent chaque année cette « concurrence déloyale ». Alertes qui restent lettre morte. Et les soldes proposés n'arrivent même pas à endiguer le tsunami de l'informel. Mais même avec des fourchettes battant toute concurrence, les Algériens pâtissent dans leurs budgets. Reste alors une autre solution : les couturiers. En effet, ramener du tissu et commander des habits pour enfants peut réduire les dépenses de 50 %. Du coup, plusieurs artisans ses ont carrément reconvertis dans ce créneau, qui a vu son chiffre d'affaires exploser, selon des couturiers de la rue Bab Azzoun à Alger. Délices sucrés, facture salée Mais il faudra regarder ailleurs que dans les centres urbains. Dans les localités rurales (l'étude du CENEAP, estime une prévalence de 11,1% de ménages pauvres en Algérie, dont 8% de ménages urbains contre 15,2% pour le milieu rural), où la diversité des fournisseurs est moindre et les solutions de rechange quasiment inexistantes. En additif à la tenue vestimentaire neuve pour les bambins, la fête de l'Aïd ne peut avoir de sens pour les ménages algériens sans les gâteaux traditionnels. Les baqlawa, tcharek, maqrout, dziriyet, m'hencha, samsa, baghrir, bradj, halwet tabaâ, qnidlet, et autres délices de la gastronomie algéro-othomane inondent l'imaginaire du jeûneur et de la mère de famille. Cette dernière, tout en se débattant pour assurer le f'tour quotidien et prévoir les dépenses pour habiller ses petits, doit encore penser à acheter des amandes, matière première de la fabrique à délices. Or, ici aussi, la spéculation n'a pas brillé par son absence. De 800 à 900 DA le kilo au début du Ramadhan, le prix a sauté la fourchette entre 1000 et 1600 DA, selon la qualité et la pureté des amandes. C'est l'amende de l'amande. Face à cette nouvelle saignée programmée, les ménages se tournent vers les cacahuètes pilées comme succédané aux onéreuses amandes tant aimées par les adorateurs des sucreries post-Ramadhan. A noter cette nouvelle tendance chez les femmes actives qui, faute de temps ou par indifférence, préfèrent passer commande chez un traiteur. Une pratique encore minoritaire. Les ustensiles de préparation des gâteaux se vendent comme des petits pains et ce n'est pas pour déplaire à ces jeunes étalant ces marchandises au pied de la mosquée Ketchaoua dans la basse-Casbah à même le sol. Autres articles qui connaissent un engouement particulier, ce sont les livres de cuisine : spécialité pâtisserie « orientale ». « Nos meilleures ventes durant le Ramadhan et l'approche de l'Aïd sont ces petits ouvrages. Beaucoup de petits éditeurs et d'importateurs ont compris le jeu. C'est devenu un marché important », confie un libraire de la rue Larbi Ben M'hidi. Symboliquement, les Algériens devront également, en plein boom de consommation, penser à la zakat de l'Aïd : elle est fixée cette année 70 DA pour chaque personne, selon un communiqué du ministère des Affaires religieuses, somme qui « équivaut à la valeur de 2 kilo de semoule, soit un « sa'a » (une mesure) de nourriture des Algériens ».