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Le journalisme mène à tout
Parution . «L'abécédaire» d'Hervé Bourges
Publié dans El Watan le 11 - 06 - 2016

C'est une riche idée qu'a eue l'éditeur Le Passeur d'inviter Hervé Bourges à rédiger son abécédaire.
Autrement dit, de choisir lui-même, pour chaque lettre de l'alphabet, tantôt une réflexion, tantôt un thème, tantôt le portrait de gens connus ou rencontrés, tout cela composant, in fine, une toile aux fils entrelacés qui (re)définissent l'homme et le citoyen Bourges mieux que ne l'aurait fait un portrait lambda, trop souvent partiel et partial, sous le regard d'un autre…
Né en 1933 à Rennes, il sera en 1956 major de promotion de l'école de journalisme de Lille et son parcours illustre au mieux l'adage selon lequel «le journalisme mène à tout». Si l'information et l'audiovisuel occupent une place centrale dans son ouvrage, tant les responsabilités d'Hervé Bourges ont été nombreuses dans ces domaines (RFI, TF1, Sofirad et RMC, Canal+ horizons, France Télévisions, CSA), c'est encore l'Algérie, où il a vécu avec son épouse pendant les quatre premières années de l'indépendance, qui se trouve au cœur de cet abécédaire aussi riche que varié, aussi fourni que méthodique.
L'ancien journaliste à Témoignage chrétien, dont les éditoriaux se distinguaient déjà par une forte tonalité anticolonialiste, va rencontrer la «question algérienne» en 1960, lorsque, devenu membre du cabinet du Garde des sceaux, Edmond Michelet, ce dernier le charge de s'enquérir des conditions de détention des leaders du FLN incarcérés au château de Turquant dans le département français de Maine-et-Loire.
Au cours de nombreux séjours, Bourges y fera la connaissance de Rabat Bitat, Mohamed Khider, mais surtout de Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf et Ahmed Ben Bella. Rien d'étonnant si, dans cet abécédaire, on retrouve les noms de ces trois derniers avec lesquels il va tisser des liens étroits, en particulier avec Aït Ahmed et Ben Bella. Celui-ci l'appellera à ses côtés au lendemain de l'indépendance pour s'occuper de l'information et de la jeunesse. C'est à travers cette mission qu'il fera connaissance avec un certain Abdelaziz Bouteflika, alors premier ministre algérien de la Jeunesse et des Sports.
Ce qui frappe au premier abord, c'est la connaissance profonde et pertinente accumulée par Hervé Bourges sur toutes ces grandes figures de la classe politique algérienne. Par exemple, dès ses premiers contacts en France, à Turquant, il entrevoit les conflits à venir, dès lors que les inflexions idéologiques et les profils personnels de chacun esquissent déjà les différences d'approche des grands problèmes qui séparent Ben Bella d'Aït Ahmed et Boudiaf. En dépit de ces nuances, l'amour de Bourges pour l'Algérie ne se démentira jamais tout au long de sa vie, même si un passage entre les mains de la sécurité militaire constituera un épisode douloureux de sa longue parenthèse algérienne, parenthèse jamais vraiment fermée puisque, par exemple, il présidera en 2003 l'Année de l'Algérie en France.
Installé en Algérie au lendemain de l'indépendance, Hervé Bourges se retrouvera même au cœur du conflit entre Ben Bella et Aït Ahmed. Ce dernier le charge en effet de transmettre ses conditions pour parvenir à une réconciliation avec le locataire du Palais du peuple. C'est à ses risques et périls qu'il se rendra dans les maquis du FFS pour rencontrer Aït Ahmed dans un village du nom… d'Aït Ahmed.
«Je n'ai pas d'hostilité à l'encontre de Ben Bella, mais il faut qu'il se débarrasse de Boumediène, et, entre révolutionnaires, nous arriverons à nous entendre», lui dira le leader du FFS. Hervé Bourges exprimera ses plus vives réserves à cette requête, d'autant qu'en cette période trouble, se déroule à la frontière ouest la «guerre des sables» (ndlr : d'octobre à novembre 1963, conflit militaire consécutif aux interventions marocaines sur le sol algérien).
Concernant Mohamed Boudiaf, que Bourges retrouvera en Algérie en tant que Président, après le long exil de ce dernier au Maroc, il note sa transformation politique qu'il juge très éloignée de la rigueur doctrinale qu'il manifestait en 1961-62… A-t-il eu tort de s'en prendre au cancer de la corruption ? s'interroge l'auteur. Des portraits, plus brillants les uns que les autres, l'abécédaire en contient à foison, révélant au passage l'art du conteur et la perspicacité de celui qui sait, avec le vocabulaire idoine, saisir toutes les nuances d'une personnalité, même la plus complexe (voir François Mitterrand).
Ainsi défilent les portraits d'Aussaresses, François Baroin, Dominique Besnehard, Vincent Bolloré, Abdelaziz Bouteflika, Jean-Pierre Chevènement, Jacques Chirac, Jacques Chancel, Michèle Cotta, Alain Delon, Gérard Depardieu (et sa parenthèse musulmane !), Abdou Diouf, Roger Hanin, Mahmoud Hussein, Jack Lang, les Le Pen, Enrico Macias, Pierre Mauroy, Amadou Mahtar M'Bow, Philippe Seguin, et bien d'autres encore…
Les grands problèmes du monde actuel ne sont pas occultés dans ce panorama, notamment le terrorisme sur lequel il assène un certain nombre de vérités quant à ses causes profondes. Ces causes, écrit-il, sont l'inculture de bien de nos métiers, l'impuissance de l'Etat, la méconnaissance des enjeux internationaux par nos élites politiques et culturelles. Le règne incessant de la rumeur et de la médisance, le gouvernement par les sondages, et l'influence des réseaux sociaux, la mondialisation de l'indifférence, le nivellement de la pensée nous ont détournés de la réalité du monde.
Tous les milieux, même les meilleurs, se nourrissent de petites phrases, de tweets assassins, de buzz hystériques. On se passionne pour le néant, on sacrifie l'essentiel à l'insignifiant. Populisme et «pipolisation» tournent en boucle. L'émotion l'emporte sur la raison. La vulgarité triomphe. Le réveil est brutal. Il est temps de faire face à des réalités dérangeantes.
Dans ce chapitre éclairé, on retrouve les qualités de la pensée intellectuelle si féconde d'Hervé Bourges et son esprit de synthèse qui marie sa connaissance des enjeux et le rôle de l'information qu'il a tenté de transformer lors de son passage à l'Unesco (en tant qu'ambassadeur de France à partir de 1993) quand on débattait alors d'un «nouvel ordre mondial de l'information». On sent que 260 pages n'auront pas suffi pour qu'Hervé Bourges, «l'homme aux mille vies», ait le loisir de «tout» raconter, tant sa vie d'observateur et d'acteur de notre monde tarde à nous livrer toutes ses vérités. Mouloud Mimoun
Hervé Bourges, J'ai trop peu de temps à vivre pour perdre ce peu». Abécédaire intime (Editions Le Passeur, Paris, 2016). 260


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