Récemment, alors qu'il se trouvait à Mostaganem pour le 25e anniversaire de la disparition du peintre Mohamed Khadda, le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, a évoqué la question du marché de l'art et souligné la volonté de son département de faire en quelque sorte bouger les lignes. Selon notre confrère du Soir d'Algérie, (7 juin 2016) «le ministère travaille avec des spécialistes à la création du premier marché d'arts plastiques en Algérie, comportant à son lancement des œuvres de 120 plasticiens algériens». La préoccupation n'est pas nouvelle. Dès les années 1970, des artistes et la presse l'exprimaient déjà. Il y a douze ans, dans ces mêmes colonnes, notre consœur Zineb Merzoug relevait au début d'une enquête : «Un marché par définition est la rencontre de l'offre et de la demande dans des lieux qui leur sont spécifiques. Ainsi, le marché de l'art suppose qu'il y ait des galeries et des lieux de diffusion de l'art. Or, en ce qui concerne l'Algérie, quelle que soit l'estimation de l'offre et de la demande, il manque d'abord les espaces de rencontre» (Art, un négoce informel, 11/07/04). Ce n'est plus le cas aujourd'hui bien que l'Algérie demeure en retard par rapport à ses voisins, Maroc et Tunisie, et davantage encore par rapport au reste du monde et ses bastions du marché mondial de l'art avec leurs clones récents dans les pays du Golfe. On peut constater cependant un essor. D'ailleurs, de tous les secteurs culturels, alors que l'Etat appelle désormais à l'investissement privé, les arts visuels répondent jusqu'à présent le mieux à cette sollicitation. Il est sans doute plus aisé d'ouvrir une galerie que de créer un studio de cinéma mais, il n'empêche, la dynamique est encourageante et peut être révélatrice de changements. On peut compter parmi ces initiatives l'exceptionnelle initiative du groupe d'artistes de Maghnia, lesquels, avec le soutien des autorités locales, ont pu donner le jour à un centre d'arts dans l'église désaffectée de la ville. Mais leur démarche demeure de type associatif et la taille et l'éloignement de leur ville frontalière les incitent de plus en plus à effectuer des tournées dans le reste du pays. Egalement menée par un groupe d'artistes, l'exposition Picturie Générale 3 a eu lieu cette année dans l'ancien Souk El Fellah de la rue Volta, au centre d'Alger. Rien n'indique pour l'instant que le lieu soit appelé à conserver cette vocation, d'autant que les «picturiens», jeunes artistes contemporains, nous ont habitués à un certain nomadisme. Il y a quelques années, l'école Artissimo à Alger avait abrité des expositions qui avaient connu un certain succès, comme, justement, la première édition de Picturie Générale. Cet établissement privé avait développé une formule combinant l'enseignement et l'initiation artistiques, son métier de base, avec des expositions. Mais du fait de sa pluridisciplinarité notamment, il ne pouvait s'attacher à cette seule voie et il diversifie ses animations en dehors du volet pictural, même s'il ne l'a pas abandonné.
Des structures similaires ont vu le jour, à l'image de Bouffées d'art (aux Deux Bassins), qui, après s'être investie exclusivement dans des cours d'art, s'est enrichie d'une galerie qui se signale régulièrement par des expositions collectives ou individuelles (prochainement avec le peintre et chanteur chaâbi H'cissen). Non loin, à El Achour, un Centre d'art contemporain, également privé, a vu le jour. Animé par l'artiste Zoubir Hellal, auquel la propriétaire a confié la direction artistique, ce centre fait montre d'un dynamisme prometteur, proposant expositions et rencontres-débats. Plus récemment encore, sont apparus les Ateliers Sauvages, en plein cœur d'Alger, rue Didouche Mourad. Pensés comme «une contribution de la société civile à l'enrichissement de culture urbaine et la réappropriation du centre historique de la ville d'Alger par ses habitants», les Ateliers Sauvages, initiés par l'écrivaine Wassyla Tamzali, affichent une ambition internationale. Signalons aussi ce lieu alternatif, La Baignoire, qui abrite des expositions originales dans l'agence de ressources humaines dirigée par l'écrivain Samir Toumi. Toutes ces initiatives indiquent un frémissement de l'initiative culturelle privée pour les arts visuels. Elle s'accompagne de l'ouverture de galeries d'art «classiques», telles que Sirius, Ezzou'Art, El Yasmine, à Alger, Kef-Noun, à Constantine, Lotus et Galerie, de Bir El Djir (lire p 13) à Oran, qui viennent rejoindre les anciennes (Isma, Dar El Kenz…) plus ou moins actives. Là-dessus, il faut signaler le secteur public culturel qui propose, lui aussi, des espaces d'exposition : les palais de la culture (Alger avec la galerie Baya du palais Moufdi Zakaria, Tlemcen, Constantine, récemment Skikda) ainsi que les maisons de la culture ou des établissements publics (Arts et Culture, Alger). Il faut bien sûr tenir compte des musées qui ont la vocation d'exposer : MaMa, Musée des Beaux-arts, Musée de la miniature… Enfin, pour achever ce tour d'horizon, signalons les grands hôtels qui abritent parfois des expositions. On peut donc valider l'extension du réseau de monstration avec, première remarque, un début de diversification territoriale. La capitale continue à concentrer l'essentiel (ce qui est d'ailleurs une réalité globale : population, commerce extérieur, investissement…) mais, du moins, elle n'a plus l'exclusivité comme pendant de nombreuses années. Deuxième remarque : du point de vue professionnel, si l'on note une amélioration du travail de promotion, plus soutenu (communiqués, invitations, affiches…) avec l'édition de catalogues plus ou moins étoffés, cela demeure plus le fait des lieux privés que publics, bien que ces derniers aient progressé. Ces avancées, importantes par rapport à ce qui préexistait, mais légères par rapport aux standards internationaux, vont-elles dans le sens de la structuration d'un marché de l'art ? Plus de lieux et plus d'activités entraîne une augmentation certaine de l'offre en la rendant plus visible. Mais la demande reste encore limitée et la crise économique n'arrange pas les choses. Les collectionneurs algériens privés sont rares du fait d'une réalité sociologique qui sépare plutôt les revenus importants du goût pour l'art. Les institutions étatiques et entreprises publiques ont toujours été frileuses à l'égard de l'art et celles qui ont acquis des œuvres les font figurer dans leurs inventaires (quand elles y figurent) dans les mobiliers, au même titre qu'un porte-manteau. Les plus grands acheteurs sont encore les étrangers (diplomates, cadres expatriés) qui bénéficient de revenus élevés en devises. La parité avec la monnaie nationale leur permet d'acquérir les œuvres à des conditions plus que favorables. Et c'est souvent par rapport à eux que les prix des œuvres sont fixés par les artistes, excluant une clientèle potentielle importante (cadres, professions libérales…) qui fréquentent les lieux d'art, apprécient les créations, mais en ressortent le plus souvent frustrés. Récemment, lors d'une exposition, une cadre d'entreprise au revenu, disons convenable, confiait à propos d'une peinture sur papier de 30 x 40 cm : «J'aurais bien voulu l'acheter, mais elle fait presque deux fois et demi mon salaire !» On ne saurait en vouloir aux artistes qui, dans ce «négoce informel», ne peuvent que défendre leurs intérêts, surtout lorsqu'ils ont pris le risque énorme dans notre société de vivre exclusivement de leur art. Ce sont eux souvent qui fixent les prix des œuvres quand, dans le monde entier, il s'agit d'une exception et que ceux-ci sont établis justement par un véritable marché de l'art qui détermine la cote des artistes. L'initiative du ministre de la Culture indique une volonté d'encourager les artistes et d'inscrire le marché de l'art dans une certaine rationalité. Dans l'article précité (El Watan, 11/07/04), Zoubir Hellal affirmait plaisamment et sagement : «On n'a pas inventé le fil à couper le beurre. Et comme on n'a jamais été créateurs de systèmes, choisissons le système universel. C'est comme le football, il n'y en a qu'un seul, régi par des règles internationales qu'il faut respecter.» Mais pour de nombreux artistes, c'est surtout à l'Etat qu'il revient d'acheter les œuvres. C'est le cas de Djahida Houadef qui affirmait sous la plume de notre consœur Samira Hadj Amar (Le Temps, 08/06/16) : «Si l'Etat n'achète pas, comment voulez-vous que les autres (privés, institutions, mécènes ou public) le fassent ?» Soulignant tout son désespoir d'artiste obligée de stocker ses peintures en les éparpillant, elle faisait référence notamment aux acquisitions d'œuvres par les musées nationaux. Ce système n'a jamais disposé de montants importants et, souvent, il ne permet environ d'acquérir qu'entre 3 et 6 œuvres par musée et par année. Dans le monde entier, cette action des musées contribue à réguler le marché de l'art. Une régulation qui, cependant même dans les pays les plus avancés en la matière, demeure marginale, les échanges dans la sphère privée demeurant prépondérants. C'est donc une illusion de compter sur l'Etat pour acheter les œuvres d'art, à plus forte raison dans la conjoncture actuelle. L'Etat peut, en revanche, agir autrement : par exemple intégrer l'achat d'œuvres d'art dans la facilité fiscale accordée au sponsoring d'entreprise, doter les fonds d'acquisition des musées à des niveaux adaptés, permettre aux musées d'accueillir en dépôt des œuvres achetées par des particuliers, etc. Plusieurs mesures publiques peuvent être imaginées. Mais il faut considérer que le premier rôle de l'Etat est de créer les conditions d'émergence d'un véritable marché de l'art et d'en contrôler le fonctionnement selon des règles précises qu'il doit lui-même édicter. Le projet évoqué par le ministre de la Culture est encore au stade de l'étude. Tel qu'esquissé, il semble s'orienter vers la création d'une salle des ventes qui deviendrait un lieu de référence. Mais cette initiative louable ne peut éventuellement créer que de la référence artistique, ce qui est déjà le rôle des musées d'art. Elle ne pourra pas créer des références de marché et produire des cotations d'artistes. Dans le monde entier, le marché de l'art s'appuie sur le réseau des galeries et musées, mais aussi sur les maisons de vente aux enchères qui jouent un rôle essentiel de régulation et de dynamisation. Il en existe de dimension mondiale (Christie's, Sotheby's ou China Gardian), des moyennes et des petites. Au Maroc, plusieurs activent depuis le début des années 2000 (Cmooa, Marocaine des Arts, MarocAuction, etc.). Elles ont commencé avec des commissaires-priseurs étrangers qui ont permis de lancer l'activité et de former des experts locaux. Aujourd'hui, elles assurent même la vente d'artistes marocains à l'étranger en collaboration avec des maisons européennes ou autres. Or, il est impossible aujourd'hui de créer de telles maisons en Algérie car la loi ne permet d'enchères que dans le cas de ventes judiciaires (saisies, liquidation d'actifs). Or, un marché de l'art suppose des enchères en ventes volontaires, organisées et animées par des commissaires-priseurs spécialisés en art. Il est donc indispensable d'amender le code du commerce sur ce plan et de concevoir un plan de structuration du marché de l'art en plusieurs étapes intégrant la formation à des métiers (commissaires-priseurs, experts évaluateurs…) où la diaspora algérienne n'est pas absente. Une telle approche n'est pas seulement culturelle. Elle implique aussi une révolution des mentalités au plan économique, une véritable libération des initiatives. Le jeu en vaut la chandelle. A titre d'exemple, selon le rapport annuel 2014 de Artprice, leader mondial de l'information sur le marché de l'art, la Turquie a engrangé en recettes d'art contemporain 3,6 millions d'euros, tandis que les cinq artistes iraniens les plus cotés pour la même année ont vendu pour 1,7 million d'euros ! Tous les pays émergents sont fortement présents sur ce marché et évidemment la Chine qui s'impose face aux USA. Il faut donc vouloir et organiser cette volonté. Mais, avant cela, il faut croire au talent et au potentiel de nos artistes. Il y a deux mois, Koraïchi, coté depuis longtemps à l'international, exposait encore à New-York, tandis que de jeunes artistes de l'exposition Picturie Générale ont déjà été pris en charge par des galeries européennes. C'est qu'ils le valent bien !