- Depuis l'effondrement en 2014 des prix du pétrole, l'Algérie s'enfonce dans une crise financière gravissime. Quel est votre avis ? Rappelons tout d'abord les termes de cette crise financière. Un, personne ne peut prédire comment le prix du pétrole va évoluer. Sauf événement politique majeur, ce prix ne devrait pas retrouver ses niveaux records d'avant 2014, du moins pas sur le court et moyen termes. Estimons-nous heureux si à la fin 2016, la moyenne annuelle de ce prix atteigne les 50 dollars. Deux, pour que le budget 2016 puisse être équilibré, un baril à 87-88 dollars est nécessaire. Donc, l'on puisera encore dans le Fonds de régulation des recettes. Au rythme où vont les choses, celui-ci s'épuisera en 2017. Trois, le déficit de la balance commerciale, qui a atteint 13,7 milliards dollars en 2015, devrait plus que doubler en 2016 et les réserves de change baisseraient encore pour ne couvrir que 22,2 mois d'importation. Ce profond retournement de situation qui a subitement frappé notre économie depuis deux ans est impressionnant et sans précédent. Mais ce qui est préoccupant, c'est moins le problème posé que les solutions qui sont proposées par le gouvernement. - Mais les réponses ont fini par arriver avec notamment l'emprunt obligataire… Tout d'abord, les réponses ont tardé. L'expectative a duré une année. On espérait la chute des prix du pétrole conjoncturelle. Mais les fondamentaux économiques ont continué à se dégrader et la décision a été finalement prise d'engager des mesures. Ce fut d'abord l'instauration de licences d'importation, de mesures d'austérité introduites dans la loi de finances 2016, le lancement d'une opération de bancarisation de l'argent informel, puis d'un emprunt obligataire, la révision du code des investissements et l'annonce d'un nouveau modèle économique. - Quel bilan aujourd'hui ? Je retiendrais quatre constats. Premièrement, toutes ces mesures, à supposer qu'elles produiraient pleinement leurs résultats -quelques centaines de milliards de dinars à capter - restent très en deçà de ce qui est nécessaire pour faire face à l'ampleur de la crise financière en cours – plusieurs dizaines de milliards de dollars à rattraper. Deuxièmement, parmi ces réponses, seules celles dont l'exécution dépend directement de l'administration, soit les mesures budgétaires, pourront être appliquées et produire leurs effets financiers. - Qu'en est-il justement de la bancarisation de l'argent informel et de l'emprunt obligataire ? L'opération de bancarisation de l'argent informel et de l'emprunt obligataire peine à avancer et visiblement on s'achemine lamentablement vers un flop pur et simple. Par ailleurs, il y a là un manque flagrant de clairvoyance : on propose au secteur informel une formule de blanchiment de l'argent moyennant une fiscalisation forfaitaire à 7%, et juste après on lui offre une formule où non seulement il est exonéré d'impôt, mais en plus il reçoit une rémunération de 5% ! Ce double échec est-il programmé pour servir d'argument à l'option de l'endettement extérieur ? Mon troisième constat est que les décisions prises sont socialement inéquitables. Les seules mesures effectives sont celles de l'austérité lesquelles sont supportées par les ménages à revenu faible et moyen, via l'érosion inflationniste de leur pouvoir d'achat et les restrictions sur les dépenses budgétaires. Certes, il est impératif et urgent de mettre de l'ordre dans le système des subventions et de transferts sociaux, mais mettre de l'ordre, ce n'est pas sabrer dans le vif sans faire de quartier. Pour plus de justice, les mesures prises auraient pu se tourner aussi vers d'autres créneaux tels qu'un impôt sur les grosses fortunes et les hauts revenus, et surtout vers le recouvrement des impôts impayés et des crédits bancaires non remboursés, une manne potentielle de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Dans toute crise économique, ce qui se joue ce n'est pas si on s'en sortira, mais qui va payer la facture. Mon quatrième constat est que toutes ces mesures laissent une impression de bricolage et d'improvisation. Il a fallu attendre 2016 pour que le gouvernement annonce un nouveau modèle économique, cherchant ainsi à donner un cadre cohérent à la politique économique. A ce jour, personne n'a vu ce modèle économique, alors que des appels officiels sont étrangement lancés pour la mobilisation générale autour de sa mise en œuvre. Finalement, le principe qui semble prévaloir est celui de faire ce qu'on peut, comme on le peut. A la question «de quel sursis disposons-nous ?», la réponse des autorités depuis une bonne année est la même : «2 ou 3 ans» ! - Comment allons-nous donc échapper à l'asphyxie financière ? On n'imagine plus pouvoir vivre sans le pétrole. Ce fétichisme obsessionnel de l'argent n'est plus seulement au cœur de la vision de nos gouvernants. Il s'est érigé en nouvelle constante de notre culture nationale. Non, le problème de l'Algérie n'est ni financier ni même économique, mais bel et bien politique. En clair, le système de gouvernance qui a conduit à notre vulnérabilité actuelle ne peut pas générer les solutions qui permettent de s'en extirper. C'est comme un individu debout à l'intérieur d'un sceau qu'il essayerait de soulever. L'Algérie est certes debout… mais dans le sceau d'un système de gouvernance qui est à l'origine de toute la malédiction dans laquelle elle se débat aujourd'hui. Les principes qui prédominent largement dans ce système sont : la myopie et le mystère, dans ce qui est envisagé ; la médiocrité et la malversation dans ce qui est entrepris ; le mutisme et le mensonge en guise de redevabilité envers la société ; la matraque et les menottes pour les voix discordantes trop gênantes. Cette gouvernance est congénitalement inapte à offrir des perspectives de développement, même si on déverse à ses pieds toute la fortune du monde. Elle peut s'agiter pour rechercher les ressources financières nécessaires à sa survie, faisant perdre au pays un temps précieux, tout en rendant ses problèmes encore plus complexes et son sort plus incertain. Une fois que les mesures actuelles se seront enfin révélées notoirement insuffisantes et inefficaces, il restera encore l'option du recours à l'endettement. Un tournant majeur ! Alors, notre système de gouvernance nous enfermera dans une spirale de l'endettement avec en perspective des problèmes beaucoup plus graves que ceux qu'on voulait résoudre au départ. Bref, si ce pays ne passe pas très vite à une autre gouvernance, personne ne donnera cher de sa peau. Une autre gouvernance consisterait à : - se donner un projet de société clair, réaliste, en phase avec les moyens et les besoins de notre pays et avec les données du monde réel d'aujourd'hui ; - mettre l'intelligence aux commandes, sur la base du principe de l'égalité des chances et de la compétence avérée ; - rendre des comptes publiquement, sur des bases objectives et transparentes et instituer la récompense et la sanction, selon les résultats ; - accepter les avis contraires comme une source d'enrichissement et favoriser les débats et le dialogue social authentique.