Vaches, poulets, pneus... tout est jeté à l'eau. La mer étouffe. Son pouvoir d'autoépuration est dépassé. L'opération Ports bleus apporte la preuve. Matelas, écrans de télé et d'ordinateur, frigo, poussette, des dizaines de pneus, de poulets et même une… vache ! C'est ce que les plongeurs bénévoles, qui ont participé à l'opération Ports bleus, ont ramassé du fond des côtes algéroises, dans sa quatrième édition qui a eu lieu le 8 mai dernier. «La sonnette d'alarme est tirée ! Chaque année, des tonnes de macrodéchets sont retirées de notre mer. Des rejets industriels non traités, l'urbanisation anarchique sur le littoral… tout cela influe sur le milieu marin et ses ressources», constate Rabea Zerrouki, directrice de la pêche et des ressources halieutiques de la wilaya d'Alger. Karim Samir Chaouch, le président du club de plongée sous-marine El Mordjane, organise tous les ans, depuis 2008, des opérations de nettoyage des fonds et des ports. Lors de cette nouvelle édition, les plongeurs du club on été marqués par le nombre de poulets repêchés des fonds du port d'El Djemila. «On fait face à deux sortes de pollution : une visible, les macrodéchets (pneus, ferraille, plastique, bouteille en verre, etc.), l'autre invisible mais plus dangereuse qui provient des rejets des eaux usées, des rejets industriels qui engendrent une pollution par les métaux lourds ainsi qu'une pollution chimique. Cependant, on a trouvé énormément de poulets ! Quelqu'un a dû les jeter dans un oued et ils se sont retrouvé dans la mer.» Le diagnostic des experts et scientifiques est clair. D'abord, selon le professeur Zitouni Boutiba, directeur du Laboratoire de recherche réseau de surveillance environnementale (LRSE) à l'université d'Oran, nos côtes sont «fragiles et vulnérables parce qu'elles sont sous l'influence directe des eaux d'oueds et des eaux usées, par où transitent les apports des bassins versants, rejets urbains, agricoles et industriels. Ces rejets entraînent, lorsque le renouvellement des masses d'eau est faible par rapport aux quantités rejetées, des dégradations notables de la qualité des eaux et des écosystèmes marins. Des analyses réalisées sur diverses espèces marines provenant de plusieurs sites du littoral algérien ont révélé des concentrations élevées en métaux lourds (mercure, cadmium, plomb, zinc, cuivre, magnésium, nickel, mercure) et composés organochlorés (polychlorobiphényles, pesticides chlorés) qui dépassent souvent les normes tolérées.» Puis, il existe aussi «l'accroissement de la population humaine ainsi que son activité sur cette frange côtière et l'absence des stations de traitement des eaux usées. Ce qui a amené une saturation des possibilités d'auto-épuration des eaux usées chargées d'un mélange complexe de matières organiques et minérales». Hydrocarbures La population côtière de la Méditerranée est de 90 millions habitants, un chiffre qui pourrait doubler d'ici l'an 2025. Vient également en troisième position l'industrialisation. Le Pr Zitouni Boutiba explique qu'avec «le grand essor qu'a connu l'industrie nationale depuis les années 1970, bon nombre d'exploitations industrielles sont devenues des sources de pollution par le rejet et le déversement de déchets industriels via des émissaires ou par drainages fluviaux». Au niveau de la wilaya d'Oran, sur 140 000 m3 / jour d'eaux usées, 90% sont déversées directement dans la mer. Le scientifique évoque particulièrement la pollution par les hydrocarbures. Statistiquement «58 000 navires circulent annuellement le long de la côte des pays du Maghreb représentant environ 500 000 tonnes d'hydrocarbures contre 400 000 tonnes de produits chimiques», affirme le professeur Boutiba. Et de souligner : «Le pétrole brut, les fuites des raffineries côtières et des embarcations, les pertes de carburant et le déversement par les navires d'eaux de lest et de cales huileuses (estimé actuellement à 75% des 650 000 tonnes/an de la contamination de la Méditerranée par les hydrocarbures), avec le grand nombre de taches de goudrons engendrées sur les plages, entraînent une pollution plus grave que celle provoquée par les spectaculaires marées noires.» Pour sa part, le professeur Borhane Djebar, du Laboratoire d'écobiologie des milieux marins et littoraux à l'université Badji Mokhtar de Annaba, parle de localisation de ce type de pollution. Il explique : «Avec trois raffineries sur la côte (Skikda, Alger et Arzew), l'industrie pétrolière a confisqué de nombreux sites présentant d'importantes potentialités paysagères, culturelles et historiques, assiégeant ainsi toute possibilité d'évolution pour d'autres usages liés à la mer. Malgré quelques accidents, on peut considérer que la pollution liée à l'activité pétrolière en rapport avec littoral reste assez localisée. Le délai de retour à l'équilibre dépend des conditions propres à chaque marée noire, et des facteurs physiques contrôlant les processus de biodégradation.» Le professeur Mohamed Hicham Kara, directeur du Laboratoire bioressources marines à l'université de Annaba, revient sur la localisation des autres types, expliquant : «D'après un récent rapport commandé par un de nos ministères, les zones marines les moins salubres sont proches des principales zones industrielles, avec un gradient de pollution décroissant est-ouest de la côte. La pollution est essentiellement de type métallique (rejets industriels) et organique (rejets urbains), mais elle reste très localisée.» Ensuite, on évoque aussi l'irresponsabilité de tous les acteurs. Responsabilité Le professeur remet en cause les «citoyens et les acteurs institutionnels et économiques de la zone côtière. La responsabilité est partagée et il n'y a pas lieu de faire une distinction. La garantie d'un bon environnement marin est le résultat d'une conscience, d'une volonté et d'une implication de différentes parties.» Les vingt stations de dessalement à travers les quatorze wilayas côtières sont une autre cause qui rend nos côtes polluées. «Le dessalement de l'eau de mer joue un rôle dans la pollution marine. Cette technique consomme de l'énergie et a des impacts sur l'environnement, provenant principalement du concentré de saumure produit au cours du traitement ainsi que les rejets de produits chimiques utilisés. Le rejet de concentré dans la mer appelle une vigilance particulière», explique le Pr Borhane Djebbar. Ajoutant : «Il y a aussi une forte préoccupation concernant les contaminants émergents, à savoir les produits cosmétiques ou pharmaceutiques qui finissent en mer en grandes quantités, alors qu'ils sont actifs à des doses infinitésimales. Il faut savoir que 80% des médicaments rejetés passent la barrière de la station d'épuration non équipée pour retenir ces molécules.» A partir de cela, il est clair que tous ces types de pollution entraînent une catastrophe environnementale pour les écosystèmes marins, mais aussi pour la santé des citoyens en tant que consommateurs des produits marins ou en tant que baigneurs. Pour le Pr Borhane Djebbar, la pollution microbiologique causée par «le débordement des eaux usées déversées dans les oueds ou en mer sans traitement, les rejets de stations d'épuration, d'eaux résiduaires et du ruissellement sur les sols lors des pluies importantes… Au-delà d'une certaine concentration, le contact avec des germes pathogènes peut entraîner des pathologies de la sphère oto-rhino laryngée (ORL), de l'appareil digestif (gastro-entérite), des yeux (conjonctivite) ou encore de la peau. Ce risque dépend du niveau de contamination de l'eau par les germes pathogènes, la durée de la baignade et l'immersion de la tête.» Chiffres Quant aux produits de la mer, Pr Hicham Kara affirme que le «peu d'analyses» faites en Algérie ne peuvent garantir leur bonne qualité. «Scientifiquement, les exemples d'impact de la pollution, à court et moyen termes, sont nombreux, comme la perte de la biodiversité, la modification des fonctions physiologiques vitales des organismes vivants et parfois leur mortalité massive. En Algérie, si d'importantes données commencent à s'accumuler sur la biodiversité marine, l'écobiologie des espèces et leur réponse aux perturbations anthropiques, peu d'analyses concernant la salubrité des produits de la mer existent», souligne-t-il. Ce dernier insiste surtout sur le manque de chiffres et de données dans le diagnostic de l'état de nos côtes. «On parle de pollution, mais les chiffres manquent. La quantité de données disponibles et leur qualité ne permettent pas d'effectuer une classification globale des eaux côtières algériennes, car les travaux existants ne sont pas approfondis, répondent généralement à la demande des pouvoirs publics pour leurs besoins d'aménagement ou à la recherche d'impact ou de danger. Des recherches et informations académiques réalisées dans le cadre de thèses existent, dont la validité reste incertaine en l'absence d'une politique de certification des analyses dans les laboratoires compétents selon les standards internationaux», déplore-t-il. Professeur Zitouni Boutiba est du même avis et dévoile : «Il n'existe pas de véritable système de surveillance continue du littoral et de la zone marine. Cette situation pénalise non seulement le scientifique dans sa compréhension du fonctionnement de l'écosystème côtier, mais aussi et surtout le planificateur et le gestionnaire de la zone littorale pour une évaluation objective et continue des interactions entre les activités anthropiques et la zone côtière.» Loi Afin d'améliorer cette situation, plusieurs travaux ont été lancés en Algérie. En effet, selon le professeur Borhane Djebbar, l'Algérie a lancé plusieurs actions, sous la responsabilité scientifique de l'Ecole nationale des sciences de la mer et de l'aménagement du littoral (ENSSMAL), afin de répondre à des besoins bien précis : l'évaluation et la maîtrise de la pollution dans les eaux marines. Les données recueillies, récoltées et transmises au secrétariat du MED POL ont fait l'objet de plusieurs rapports et indiquent une pollution notable le long du littoral algérien avec des points chauds (Hotspot) à proximité des grandes agglomérations. Pour sa part, Hicham Kara affirme : «Les pouvoirs publics se dotent progressivement de moyens nécessaires pour la surveillance de la mer et de ses ressources vivantes. Au niveau institutionnel, on a vu la création du Commissariat national du littoral, de l'Observatoire national de l'environnement et du développement durable et du Laboratoire national pour le suivi des zones de pêche et d'aquaculture.» Côté réglementaire, plusieurs textes de loi ont été promulgués, comme la loi sur le littoral et l'élaboration de plans d'aménagement côtiers. Seulement, selon la directrice de la pêche et des ressources halieutiques, Rabea Zerrouki, si les textes existent, «il faut mettre le paquet et sévir pour les appliquer». Cependant cela reste toujours pas «suffisant», d'après nos experts. Pour Hicham Kara, la mise en place d'un dispositif permanent de surveillance et d'alerte de la qualité des eaux côtières est «incontournable». Il explique : «Ce système, déjà connu dans plusieurs pays maritimes, serait structuré en trois réseaux (microbiologique, chimique et phytoplanctonique toxique). Il permettra d'apprécier en temps réel l'état du milieu, de déterminer la nature et l'origine des perturbations éventuelles et d'organiser les interventions selon la nature et l'ampleur des altérations subies. Ce système permettra aussi de construire une base de données dynamique et une cartographie de l'état du littoral, utile à tous les utilisateurs de la côte.» Karim Samir Chaouch, président du club El Mordjane, met, quant à lui, l'accent sur la sensibilisation des citoyens. «Il faut organiser de nombreuses campagnes de sensibilisation et d'information. Sur ce qui est de la pollution industrielle, l'idéal serait d'appliquer le système “pollueur payeur”.»