Tuhdey Rebbi ur ikkis lhif, A lamma kkren-d irgazen at nnif. (Je témoigne devant Dieu : l'humiliation ne prendra fin que par la révolte des hommes d'honneur.) Cheikh Mohand (1) Village Ibelqissen, commune d'Iferhounen, une dizaine de kilomètres à l'est de Aïn El Hammam (Tizi Ouzou), le 11 août 1956, le jour commence à peine à se lever. Des bruits sourds, inquiétants, proviennent des crêtes qui surplombent ce village encaissé. Des soldats de l'armée coloniale prennent position tout autour et encerclent complètement le village. Bien informée par quelque indicateur de l'importance du groupe de combattants de l'Armée de libération nationale (ALN) qui y faisaient une courte halte, l'armée coloniale se déployait et mettait en œuvre d'énormes moyens matériels et humains. Malgré la situation réellement désespérée, les chances de briser cet encerclement paraissant pratiquement nulles, aucun combattant de l'ALN ne se rendit ni ne faiblit, tous se défendirent et résistèrent héroïquement. Le combat cessa vers onze heures : quelques maquisards étaient parvenus à s'extraire du terrible étau, d'autres furent grièvement blessés et faits prisonniers, quatorze combattants dont leur chef, Amar Ath Chikh, tombèrent au champ d'honneur. Une stèle imposante par sa sobriété sur laquelle figurent les noms des quatorze valeureux martyrs de la guerre de libération a été érigée par les villageois d'Ibelqissen sur le lieu même (Ighzer Oumalou) de leur dernier combat. Amar Ath Chikh avait presque cinquante ans, il était entré en clandestinité en février 1948. En ces temps de grand désarroi où les valeurs d'honneur, de dignité, de courage, d'abnégation, d'altruisme qui sont les fondements d'une nation commencent à perdre leur sens et ne suscitent trop souvent aucune résonance, son parcours – celui de Amar Ath Chikh exemplaire à plus d'un titre – mérite d'être rappelé. Amar Ath Chikh est né dans une famille d'agriculteurs exploitant leurs propres terres et relativement aisés en comparaison des autres villageois d'Ikhef Oussamer, localité située en contrebas d'Azrou Kollal, à quelques kilomètres à l'ouest de Aïn El Hammam. Très jeune, il perdit brutalement son père qui laissait 4 enfants en bas âge. Amar n'eut pratiquement pas d'enfance car il dut très tôt seconder son frère, à peine plus âgé que lui, et sa mère dans les durs travaux des champs. Il hérita de son père El Hadj Mohand Ouali, notable très respecté qui s'était rendu à pied à la Mecque pour y accomplir le pèlerinage, le besoin de s'impliquer dans la vie de la cité et la volonté d'œuvrer pour l'amélioration des conditions sociales de ses habitants. Après avoir accompli son service militaire à la fin des années 1920 à Blida où il prit davantage conscience des discriminations flagrantes, de l'injustice permanente, de l'état de paupérisme dans lequel le colonialisme maintenait le peuple algérien, Amar Ath Chikh se rapprocha naturellement des militants nationalistes de la région d'El Hammam. Il saisit alors toutes les occasions pour dénoncer la puissance coloniale représentée localement par l'administrateur, ses adjoints et ses quelques relais kabyles. Ainsi, pour mettre à mal et bafouer l'autorité administrative, il décida de refuser de s'inscrire au dispositif des bons de ravitaillement instauré durant la Seconde Guerre mondiale. Ces fameux bons dont la gestion était confiée à un supplétif kabyle devaient permettre de répartir équitablement, tout au moins en apparence, le peu de nourriture qui était disponible. Amar Ath Chikh ressentait comme une humiliation le fait de quémander ces bons ; il ne voulait pas aussi donner l'occasion au supplétif et à ses employeurs de se targuer d'une quelconque autorité. Il n'hésita donc pas à se rendre plusieurs fois à Souk Ahras près de la frontière tunisienne, à pied, pour chercher quelques sacs de céréales et nourrir sa maisonnée et quelques villageois nécessiteux. Amar Ath Chikh souffrait de voir toute une population plongée dans la misère et sans aucune perspective d'avenir ; il arriva à la conclusion que seule une action concertée dans le cadre d'une organisation nationale pourrait mettre fin au régime colonial. Il se résolut donc à adhérer au parti PPA/MTLD. Cette adhésion était loin d'être de simple circonstance, il la considérait comme un engagement. Il attendait des instances du Parti la définition de la voie et des moyens qui devaient mener à la Libération. Il mit tous ses espoirs dans le Parti, ne ménageant ni son énergie, ni ses biens, ni même sa propre famille qu'il mit à contribution. Les élections de février 1946 furent, pour lui, une autre preuve de la duplicité du régime colonial. Au bureau de vote d'El Hammam, Amar Ath Chikh était scrutateur et devait donc surveiller la régularité des élections. A la nuit tombée, une panne inopinée mais bien opportune plongea le bureau de vote dans l'obscurité. Amar Ath Chikh se précipita alors vers l'urne pour la sécuriser. Il s'aperçut qu'un individu était en train d'opérer un échange avec une autre urne. Il empêcha cette subtilisation et démasqua l'individu-fraudeur, qui n'était autre que l'administrateur adjoint. En 1947, Messali Hadj, à l'époque figure emblématique du nationalisme algérien, accompagné de plusieurs collaborateurs dirigeants du Parti, effectua une visite de sensibilisation de la population de la région d'El Hammam. S'exprimant dans des langues incomprises de l'auditoire, il ne fut pas écouté, à peine s'il fut entendu ; mais le faste et le cérémonial qui accompagnaient tous ses déplacements ont eu un effet positif sur la cellule locale du Parti qui a vu le nombre de ses militants augmenter à l'occasion de cette visite. Celle-ci fut célébrée par un repas offert à Ikhef Oussamer par Amar Ath Chikh à tous les accompagnateurs, toute la délégation et à son chef. Ces actions parmi de nombreuses autres et de multiples et fréquentes prises de position publiques fustigeant l'administration coloniale et sensibilisant la population à la nécessité de se débarrasser du colonialisme et de ses suppôts focalisèrent l'attention de l'administrateur civil sur Amar Ath Chikh. Après plusieurs actions d'intimidation et de harcèlement suivies d'une tentative de corruption très alléchante qui n'ont nullement réussi à détourner Amar Ath Chikh de la voie qu'il s'était tracée, celle de l'honneur et de la dignité, l'administrateur passa alors à la répression. Celle-ci fut féroce et s'exerça d'abord sur le plan matériel : perquisitions multiples, saisies de biens, fermeture de l'huilerie, exclusion de son fils et de ses neveux de l'école communale,… Toutes ces infamies n'ayant pas entamé la détermination de Amar Ath Chikh, l'administrateur exerça alors la répression sur le plan physique. A la fin de la perquisition du 7 février 1948 au domicile d'Ath Chikh, perquisition au cours de laquelle rien de compromettant n'avait été décelé, un des inspecteurs exhiba, selon un plan bien préparé, alors un pistolet tout neuf, extrait de son emballage et prétendit l'avoir trouvé dans la demeure des Ath Chikh ! Amar étant absent au cours de la perquisition, ce fut son frère Hocine qui fut immédiatement arrêté pour «détention d'armes de guerre» et conduit à la prison d'El Hammam. C'est de ce jour-là que date l'entrée en clandestinité d'Amar Ath Chikh qui prononcera le vœu suivant : Ur d li ara deg ifassen n Fransa, dre ne mmute ! (Ne jamais tomber, vivant ou mort, entre les mains de l'ennemi !) Nous verrons que ce souhait a été pleinement exaucé. De son aveu même, les premières semaines de clandestinité furent très dures : ne s'y étant pas préparé, il s'est retrouvé complètement isolé sans aucun appui, n'ayant comme seul soutien que sa proche famille. Il entra par la suite en relation avec Belkacem Krim et Amar Ouamrane, en dissidence depuis plus d'une année déjà, il put bénéficier alors de l'aide et de l'assistance de tout un réseau de militants sûrs et totalement dévoués à la cause nationale. Discret et même secret, il n'a, par exemple, accepté d'être pris qu'une seule fois en photo, Amar Ath Chikh ne parlait jamais de lui ni ne s'attribuait le premier rôle, au contraire il mettait plutôt en avant d'autres combattants ; cela a pour conséquence que nous savons finalement peu de choses sur son action militante et les lieux qu'il a fréquentés. Ce qui est sûr, de l'avis unanime, c'est que Amar Ath Chikh a sans cesse prôné la sagesse et la modération dans les relations avec la population et le règlement pacifique des nombreux conflits entre les militants. Que serait-il advenu du mouvement de libération si ces conflits avaient connu une issue violente et que la population en avait pris connaissance ? Amar Ath Chikh avait pour objectif, pour seul objectif, la libération du pays ; il était arrivé à la conclusion que l'action armée était inévitable(2). Il affectionnait particulièrement ce tercet – intemporel – qui anticipait le soulèvement de tout le peuple algérien et qui peut s'appliquer à chaque fois que l'oppression est exercée à l'encontre d'un groupe d'hommes ou que leur dignité est bafouée : Ad zwiren at nnif (Les premiers combattants se révolteront pour l'honneur) ; Ad-d-rnun at lhif (Les seconds par nécessité) ; Ad-d-gwrin at bessif (Les derniers par obligation). Parallèlement à son action de sensibilisation au fait national de la population, Amar Ath Chikh entreprit d'organiser une opération de récupération d'armes et les fit entreposer dans des endroits sûrs. Il fit préparer plusieurs lieux de repli pour les combattants en plusieurs endroits répartis sur toute la région d'El Hammam, certains de ces abris n'ont été découverts par l'armée coloniale que plusieurs années après 1954. Il transformera Laaziv, sa modeste ferme loin de tout endroit habité en un véritable refuge ; de nombreux militants pourchassés par la gendarmerie coloniale y trouveront quelque répit, et pour certains les conditions pour se soigner de la tuberculose, maladie qui faisait des ravages parmi leurs rangs. Ils y prépareront la guerre de libération avant que des combattants de l'ALN n'y tiennent de mémorables réunions sous l'immense et bienveillant frêne centenaire attenant à la ferme. Bien qu'il se soit mis volontairement en retrait du Parti après l'entrevue qu'il eût à Alger en 1947 avec Messali Hadj(2),(5), Amar Ath Chikh restait en contact permanent avec tous les militants individuellement ; il ne cessait d'insister sur l'urgence de déclencher le plus rapidement possible la guerre de libération, il la jugeait nécessaire et inéluctable. Il ne croyait plus aux grandiloquents, emphatiques et éminemment stériles discours du responsable du Parti en qui il avait perdu toute confiance dans sa capacité à conduire le pays vers l'indépendance ; il doutait même de sa volonté réelle d'atteindre ce but. En juillet 1954, à la même période que la réunion dite des «22», Amar Ath Chikh séjournait à Alger. Rendant visite à de proches parents résidant à l'Arbaâ, il leur annonça que la guerre contre les forces coloniales allait bientôt être déclenchée : Tura qrib a-nenna Fransa (A présent, le combat contre les forces coloniales est proche), sans donner plus de détails, ni trahir le moindre secret. L'action politique de Amar Ath Chikh, soutenue et magnifiée par sa parfaite honnêteté, son intégrité, son charisme, son empathie pour les plus faibles, a permis de rallier un grand nombre d'hommes, si bien qu'à la veille du 1er Novembre 1954, la région de Tizi Ouzou a pu venir en aide à la région de Blida par l'envoi de plusieurs dizaines de militants.(4) L'action militaire de Amar Ath Chikh est caractérisée par le courage et l'abnégation(3),(5). Il avait pris la pleine mesure de l'inégalité des forces entre l'ALN et la puissance coloniale, vu les moyens matériels mis en œuvre par celle-ci, mais ne douta jamais de la victoire finale. Il favorisa la constitution de groupes de combattants de faible effectif pour limiter le nombre de pertes en hommes : Akka a-neqqen kan yiwen yiwen (Ainsi, ils ne pourront nous tuer que par petit nombre). Au combat comme partout ailleurs, il avait érigé l'exemplarité comme qualité fondamentale ; il ne se contentait pas de donner des ordres, il protégeait du mieux possible ses combattants en s'exposant lui-même le plus souvent. Il ne s'accordait aucun privilège ni droit que son âge déjà avancé pouvaient rendre légitimes ; il prenait son tour de garde au même titre que tous les combattants de son groupe. C'est de cette empathie que sont nés le respect et la considération témoignés par tous ses compagnons. Ainsi, de passage inopiné au village d'Aghemoun Izzem où il avait créé une infirmerie, il constata qu'un combattant blessé souffrait atrocement ; il n'hésitera pas à se remettre immédiatement en route pour un long trajet pédestre d'une quarantaine de km en pleine nuit et en pleine montagne pour solliciter un médecin militant. Une autre épreuve qu'il s'imposera illustre bien du dévouement total de Amar Ath Chikh à la cause nationale : des «chefs» commençaient à témoigner quelque animosité à l'égard d'un combattant qu'il avait recruté au début de l'année 1955 ; ils ne pouvaient accepter la forte personnalité ni s'accommoder de la fougue de ce combattant qui deviendra d'ailleurs un grand responsable de la guerre de libération. En attendant que les esprits se calment, Amar Ath Chikh l'exfiltrera en lui demandant de l'accompagner pour une mission de sensibilisation de la population dans la vallée de la Soummam. Assurément, la compassion faisait partie des nombreuses qualités humaines de Amar Ath Chikh, elle le poussait constamment à soulager la détresse des humbles, qu'elle fut matérielle ou morale. De même, sans jamais transiger sur les exigences de l'honneur et de l'éthique souvent même à son propre détriment ou à celui de sa famille, face aux dures lois de la guerre révolutionnaire, il a, en maintes occasions, contribué à épargner la vie de citoyens «égarés» en usant de sa bienveillante persuasion partout reconnue car toujours animé du souci de justice et de respect de la dignité humaine,. Ce 11 août 1956, vers 11 heures, Amar Ath Chikh tomba dans un terrain très accidenté et de végétation très dense sous les yeux de nombreux villageois d'Ibelqissen. Tout occupés à torturer les villageois qui furent soumis à une répression barbare, féroce, inhumaine, les forces coloniales ne remarquèrent pas le corps de Amar Ath Chikh. Amar Ath Chikh reçut une première sépulture après le départ des militaires coloniaux : ainsi, même mort et comme il se l'était souhaité plus de 8 ans plus tôt, il ne tomba jamais entre les mains de l'ennemi. Quelques semaines plus tard, l'armée coloniale annonça la mort de Amar Ath Chikh en lançant des tracts par hélicoptère sur toute la région. On pouvait y lire cette appréciation qui se voulait infamante mais qui est, en fait, un véritable hommage : «Le chef fellagha Chikh Amar dit ‘‘Si Salah'' a été abattu. C'était un assassin, mais ce n'était ni un traître ni un lâche». La nouvelle jeta la consternation et le désarroi sur toute la région ; elle provoqua un découragement certain chez les combattants de l'ALN de la région.(4) Nul ne pouvait concevoir un maquis sans la présence de Amar Ath Chikh, symbole de bravoure, de sagesse, de modestie, de dévouement, lui qui parcourait la région depuis plus de 8 ans inlassablement, sensibilisant la population au nationalisme, organisant les militants et les fédérant, préparant la lutte armée. Tout un monde s'écroulait. Les hommages à Amar Ath Chikh furent nombreux tant à l'occasion du transfert de ses cendres au cimetière de son village natal en septembre 1963, que bien plus tard et jusqu'à nos jours. Les qualités qu'on lui attribue sont élogieuses : on le cite comme Sage, Guide éclairé et rassembleur, Référence, Saint. Des marques de sympathie sont témoignées à tous ceux qui se réclament de lui, qu'ils appartiennent à son cercle familial ou même qu'ils soient simplement originaires de la même région. Plusieurs fois en pèlerinage à Ibelqissen et spécialement en juin 2013 pour la préparation d'un document(5) sur Amar Ath Chikh, l'accueil qui nous a été réservé par les villageois, de tout âge (s'agissant des anciens cela pourrait s'expliquer mais venant des plus jeunes cela est plus émouvant), est inoubliable par sa solennité, sa grandeur. Cet accueil était d'autant plus bouleversant que nous avons conscience que le respect et la considération qui nous ont été témoignés par toute la population sont offerts à la mémoire de Amar Ath Chikh. Si les terribles tortures que l'armée coloniale a fait subir aux villageois d'Ibelqissen ce 11 août 1956 nous ont été rappelées, c'est uniquement parce qu'elles font partie de l'Histoire et non pour se plaindre, chacun ayant conscience d'avoir fait son devoir de patriote. Ceux qui l'ont connu ont conservé le souvenir de Amar Ath Chikh, modèle de droiture, d'honnêteté, de courage, héros de la guerre de libération, parmi les premiers combattants pour la liberté. Disparu trop tôt, Amar Ath Chikh n'a pas connu l'Algérie libérée, il a cependant eu le temps de transmettre à ses compagnons, illustres et glorieux, à nous tous, le meilleur de l'âme algérienne. M. O. C. Notes : 1)- M. Mammeri, Inna-yas CCix Muhend, Editions Inna-yas, Alger, (1990). 2)- H. Aït Ahmed, Mémoires d'un Combattant. L'esprit d'indépendance 1942-1952. Editions Sylvie Messinger, Paris (1983). 3)- A. Yaha, Au cœur des maquis de Kabylie. Editions Inas, Alger (2012). 4)- Y. Courrière, La guerre d'Algérie. Editions Fayard. Tome 1. Les Fils de la Toussaint. Paris (1968). Tome 2. Le Temps des Léopards. Paris (1969). 5)- A. Chikh, Une vie pour l'Algérie. Editions Casbah, Alger (2014).