Voilà quinze jours que j'ai atterri, presque avec fracas, sur les berges démesurées de l'oued Jorgi. Appellation donnée au cours d'eau pendant la Révolution algérienne en référence à un ancien colon français qui exploitait des terres dans les alentours. La rivière, aujourd'hui à sec, prend naissance à Oujda, ville marocaine, quatorze kilomètres plus loin. D'ailleurs, lorsqu'il arrive de pleuvoir, l'oued, qui se remet à vivre, entraîne dans son courant toutes sortes d'objets - déjà utilisés, bien sûr. Et au plus fort de la guerre psychologique entre les deux pays voisins, c'est une aubaine pour nous Algériens - dopés par la politique d'ostracisme du Pouvoir - de tourner davantage en dérision la monarchie. Ce que charrie la rivière sur son sillage nous permet, croyons-nous, d'espionner l'ennemi chérifien sans que nous soyons obligés d'infiltrer ses usines et ses foyers. Emportés par un sentiment inexplicable à l'égard du royaume, nous arrivons toujours à échafauder des conclusions hâtives à la limite du ridicule du genre « tiens, aujourd'hui, il y a peu de bidons d'huile, cela veut dire qu'ils vivent (les Marocains) une crise alimentaire. Hier, nous n'avons reçu que des boîtes de conserves, cela prouve qu'ils puisent dans leur stock de réserve... le trône est en danger. » L'oued, un nomand's land où cohabitent dans la promiscuité et dans un magma de paradoxes plus de 1000 Africains clandestins. Ceux qui sont ici plus d'une année, se distinguent par leurs haillons, leur visage décharné et un tempérament coléreux. Les nouveaux débarqués, bercés exagérément par leur rêve inouï, ont encore de l'énergie de sourire et le réflexe de cirer leurs chaussures. Ceux-là ont encore le luxe de se permettre des Marlboro et d'en offrir même à ceux qui n'en demandent pas. Entre l'indifférence acquise des uns et la générosité innée des autres, le désespoir et le bout du tunnel s'épousent, s'embrassent et... s'embrasent. Etrangement. « Sur les rives de Jorgi, je chante/ Maghnia n'est qu'une escale/ Et Melilla est ma terre promise » Abdoullay fredonne le refrain qu'il vient de composer. » Cesse de martyriser cette guitare, fait une voix de derrière le buisson. Si tu pétais moins fort, peut-être que je me concentrerais mieux, grosse gueule, riposte le musicien. Pour aborder ce dernier, je juge intéressant d'intervenir : Si au moins il était capable d'assurer la cadence avec les roulements de son estomac... Qu'est c' que t'racontes, toi, s'emporta Abdoullay, roulements d'estomac, qu'il dit, tu n' pourrais pas appeler les choses par leur nom ? Un pet, c'est un pet. Peut-être qu'à la place des toz toz, ton derrière squelettique produit des sonates et des symphonies, hein ? Et puis, on t'as pas sonné, toi je réplique timidement : non mais, la pudeur existe... Ma parole, c'est le saint Jésus qui parle, et Eva que tu n'arrêtes pas de reluquer avec tes yeux malicieux, tu l'as pas vue quand elle se lave toute nue ? Bien sûr, tu vois pas non plus quand Camara le bossu se masturbe avec sa main droite et se fout la gauche là où tu penses. La pudeur, qu'il dit... Abdoullay, qui frise la cinquantaine, s'appelle en vérité Max. sa profession de foi est la route quelle que soit sa nature. Mais, pour apitoyer la population de Maghnia, il s'est choisi un prénom musulman. Pourtant, les humbles citoyens de cette ville ne distinguent pas un musulman d'un chrétien. Pour eux, il n'est point besoin de tendre une sébile pour recevoir une baguette de pain, un sachet de lait ou quelques pièces de monnaie ou tout simplement des mots gents pour les plus démunis d'entre eux. Abdoullay est vulgaire à la limite de la trivialité. Une culture chez lui qui, curieusement, le rend attachant et répugnant. C'est cela, peut-être la complexité humaine. Mais moi, autant je ressens une sorte de dédain à l'égard de ce prétentieux musicien de quatre sous, autant, malgré moi, j'apprécie ce langage sans fioriture. J'aurai aimé lui demander d'où il puisait ce lexique trivial et comment, avec une facilité déconcertante, il réussit à l'agencer pour intimider un être se trouvant dans la même galère que lui. Je ne comprends pas cette hostilité brutale de personnes prisonnières d'un même destin cruel. On m'a toujours appris que la solidarité naît dans la misère partagée, dans la souffrance, dans l'insécurité, et dans l'injustice. Martin Luther King avait-il raison de se révolter ? Hier déjà, Eva m'avait traité de faux nègre, comme si elle, elle était une fausse blanche... Pourtant, nous tous, au bord de cette rivière maudite, nous sommes assujettis aux mêmes affres des dangereuses incertitudes. En sont-ils conscients ? Mon devoir à moi, crois-je, c'est d'endosser l'habit fastidieux de clandestin pour me fondre dans les entrailles nauséabondes de ce camp. Sans a priori, ni parti pris. Pour me soumettre aux dures et maladroites instructions d'hommes abétis par le fascisme de leur gouvernement et revalorisés par la seule faiblesse d'une catégorie d'humains dont l'espoir et la vie se rétrécissent à vue d'œil : les clandestins de Maghnia. Subitement, une sorte d'ouragan souleva les toits frêles des taudis. Je suis soudainement projeté à plus de dix mètres. Nous sommes deux à atterrir, dans un bruit assourdissant, sur un hamac en métal. « Droit dans le sarcophage, gémit Daniel. Prêts à être emballés pour l'enfer », sacré Malien, même dans la bouche de la mort, il a encore le souffle de se moquer du destin. Le ghetto est enflammé. Les Nigérians sont déchaînés. Pour une histoire de mots jugés déplacés, ils ont déclenché une offensive féroce contre la communauté malienne. La bêtise humaine, encore une fois... Le corps endolori, je m'extirpe miraculeusement de ce magma violent. Je remonte sur le pont. En bas, les cris plaintifs se mêlent aux injures. Le camp est en flammes... « Maghnia est une escale / Melilla est ma terre pro... pr... PP...P.. » La voix d'Abdoullay s'éteint dans un râle infini...