Pr Kamal Salhi Docteur en philosophie, analyse culturelle et postcoloniale, professeur à l'université de Leeds, en Grande-Bretagne(*) Notre Brahim repose en paix au côté de notre père, Si L'Hadj Ouamar Salhi, dans notre village d'Ighil Tazzert (Larbâa Nath Irathen, en Kabylie) où il aimait bien se rendre pour se ressourcer. Il nous quitta subitement à l'âge de 64 ans suite à une hospitalisation relativement brève au quartier populaire ô combien symbolique et historique de Bab El Oued. Il laisse derrière lui, sa femme, ses trois enfants, une famille de frères et sœurs, parents et alliés, amis, collègues, étudiants, et nous lègue des ouvrages fondateurs d'une pensée moderne socio-anthropologique, en attendant de voir ses œuvres posthumes éditées par sa veuve, Mme Salhi née Hannachi. A titre de simple hommage, je situerai ce propos dans quelques parties de ses ouvrages seulement, où Brahim Salhi s'intéressait aux enjeux politico-philosophiques en amont des questions ethniques et religieuses, un objet de contestation au cœur de plusieurs débats nationaux. Ses travaux de recherche traitent d'abord, de la nature des marqueurs revendicatifs ethnique et de la question du religieux, des concepts souvent largement débattus en sciences sociales. Brahim se penchait aussi sur le rôle de l'école dans la construction et/ou la reproduction des lignes ethniques ou nationales, selon les différentes acceptions possibles de l'ethnicité, tout en examinant les pendants politiques, types de citoyenneté. Au-delà des dissemblances normatives entre ces projets distincts mais complémentaires se dessine une certaine convergence des défis: l'équilibre du pluralisme vertueux et le bien commun. C'est en prenant pour référence ce défi que Brahim réfléchira si l'école algérienne semble pouvoir ou non articuler ses valeurs distinctes avec l'horizon normatif de la citoyenneté, en contexte dit démocratique et pluraliste. Si les appartenances ethniques ou religieuses qu'il a recherchées entrent souvent en tension avec ce que devrait être l'exigence de neutralité des institutions publiques en contexte démocratique, cette question peut prendre une démarche des plus délicates dans le cas de l'école, lieu capital de socialisation. Mais au-delà des diverses demandes de prise en compte de la diversité interpellant l'école publique, le cas des écoles dites privées fait l'objet d'un débat polarisé, depuis plusieurs années. Alors que certains y voient un risque d'atomisation scolaire ou d'endoctrinement des enfants, d'autres arguent que de telles écoles véhiculent des modes d'apprentissage alternatifs au paradigme conservateur de l'école publique. De ce que je retiens de sa vision, Brahim Salhi, fidèle à sa rigueur intellectuelle, puise de ses travaux la conception de l'identité retenue comme légitime dans l'espace scolaire se répercutant fortement sur la version algérienne authentique au sein du curriculum formel, et par conséquent, sur le degré de reconnaissance accordé aux marqueurs religieux, identitaires et culturels supportés par les élèves et autres usagers. C'est ce savoir qu'il a humblement essayé de mettre au service du ministère de l'éducation nationale et de l'université algérienne. Brahim Salhi explorait aussi plusieurs dilemmes ségrégationnistes, en examinant sous divers angles les enjeux plus larges du maintien d'identités distinctes. Ainsi, il met en perspective les évolutions parallèles des champs de la sociologie des religions et des relations ethniques, avant d'illustrer la tendance de plusieurs mouvements et événements à articuler étroitement ces deux registres pour définir leur identité et se situer par rapport aux autres groupes sociaux. Toute analyse critique de ses pistes théoriques nous conduira sans doute à relier les diverses déclinaisons de l'identité à des agendas politiques distincts, visant à ce que l'école assure soit la reproduction, soit l'effacement progressif des marqueurs renvoyant à des appartenances collectives. Malgré les divergences entre ces matrices politiques, nous pourrons constater que demeure un souci constant d'assurer un certain équilibre entre le respect du pluralisme et le bien commun. À l'égard de cette exigence minimale de la citoyenneté en contexte pluraliste, si j'ai bien compris la pensée Salhi, il incombera au futurs chercheurs d'évaluer, en recourant à ses différents travaux empiriques et théoriques, dans quelle mesure l'école algérienne (publique ou privée) pourrait prétendre concilier son éthos distinct avec les valeurs civiques algériennes et démocratiques. Sa vision de l'école et du savoir que doit acquérir l'Algérien et l'Algérienne peut représenter une avenue possible pour accouder valeurs culturelles (et religieuses) et citoyenneté (et identitaire) en contexte d'un système reconnaissant l'existence de plusieurs modes de pensée. Au bout du compte, les travaux de Brahim Salhi auront permis l'établissement des principales séquences de mouvements de contestation, mettant en avant l'idée de continuité entre ce qui pourrait être considéré comme les moments d'un même processus qui se décline en plusieurs temps. Sans appliquer l'idée de spontanéité ni celle d'une continuité parfaite entre les mouvements, la mise en perspective, en particulier des revendications et des acteurs, révèle certaines régularités là-dessus. La plus saillante réside peut-être dans la revendication d'une nouvelle forme de citoyenneté, celle-ci étant d'un caractère résolument politique, opérant ainsi un déplacement à ce niveau. Pour autant, il n'est pas question d'occulter les discontinuités mises en évidence par ses approches, dont particulièrement ce que je peux appeler le passage d'une citoyenneté passive qui dominait avant 2001 à des formes de citoyenneté active malgré les limites qu'elle comporte, notamment l'idée de discriminations présentées comme légitimes par certains enquêtés. Mais ce fil conducteur est maintenant conçu, et seule la poursuite de l'analyse peut en montrer le bien-fondé, ce qui dépasse le cadre de ce petit hommage.K. S. (*) Auteur de plusieurs ouvrages ; directeur de deux revues : International Journal of Francophone Studies et Performing Islam ; directeur adjoint du Centre d'études africaines de Leeds. Notes 1 - Mohammed Brahim Salhi, La Tariqa Rahmaniya : de l'avènement à l'insurrection de 1871 (Alger, Haut-commissariat à l'amazighité, 2008). Mohammed Brahim Salhi, Algérie : citoyenneté et Identité (Tizi Ouzou, éditions Achab, 2010).