Jugurtha, l'homme sans visage de Serge Lancel, l'habile résistant de Charles André Julien, l'éternel de Jean Amrouche, le résistant des supporters de football, a survécu à sa guerre contre les Romains. Le mythe, créé longtemps après sa funeste mort dans une prison romaine, s'est maintenu grâce à La Guerre de Jugurtha de l'historien latin Salluste, mais surtout à travers les représentations qu'on en fait des auteurs anciens et modernes, mais aussi contemporains. Chaque fois que j'ai voulu comprendre d'où nous venons et pourquoi nous sommes ainsi faits, je tombe invariablement sur Jugurtha. Et de poser la question : pourquoi croise-t-on ce prince rebelle et complexe, ce roi héroïque et retors, ce bâtisseur d'empire qui a conduit à l'émiettement le royaume de son grand-père Massinissa, dans ce chemin de la recherche de soi collective, si tant est que ce soit possible ? «Pourquoi de tous les souverains numides, c'est sur lui que l'histoire a jeté son dévolu ? Pourquoi et en quoi Jugurtha est-il parvenu à réunir autour du symbole qu'il représente les Berbéristes et les Nationalistes ?» s'interroge l'écrivain Arezki Metref dans une communication présentée à l'occasion du colloque organisé sur l'aguelid berbère par le Haut-Commissariat à l'amazighité (HCA) à Annaba (20-21-22 août). L'auteur, qui a réuni lui-même des chercheurs de renom, comme Gabriel Camps, lors d'un colloque consacré au début des années 2000 à l'Aguelid à Paris, fait un constat : «Il n'y a aucun doute que, pour diverses raisons, le personnage de Jugurtha, le mythe autant que l'histoire de Jugurtha, fait partie des piliers constitutifs de cette identité.» Intervenant au colloque de Annaba, l'universitaire Malha Benbrahim-Benhamadouche constate que le roi berbère a atteint le rang de «personnage patrimonial», dont le nom et le combat sont porteurs d'une charge symbolique identitaire, car unanimement reconnus. L'universitaire, qui a consacré une thèse incontournable à la poésie de résistance à la domination coloniale, cite des auteurs algériens qui se sont appropriés le combat de l'ancêtre. «Dès les années quarante, Jugurtha devient une référence commune pour les acteurs de la cause nationale qui se reconnaissent en lui ; c'est ainsi que des écrivains, poètes et hommes politiques magnifient Jugurtha qui a résisté à l'oppresseur romain auquel s'identifie la France coloniale. Il prend non seulement une envergure nationale mais également continentale.» «Jugurtha représente l'Africain du Nord, c'est-à-dire le Berbère, sous sa forme la plus accomplie : le héros dont le destin historique peut être chargé d'une signification mythologique», écrivait Jean Amrouche dans L'Eternel Jugurtha, détaille l'historienne qui affirme que le texte d'Amrouche se voulait une réponse à peine déguisée à L'éternel méditerranéen latin, de Louis Bertrand qui cherchait à construire une mythologie autour de la grandeur romaine pour justifier la colonisation. Jugurtha le rassembleur A cette même époque, d'autres auteurs berbéro-nationalistes se sont appropriés le personnage du résistant. L'Aguelid berbère, soutient la chercheure, fait l'unanimité et s'impose au-dessus des divergences politiques et idéologiques qui caractérisent le mouvement national. «A partir de 1945, suivent d'autres références à Jugurtha, dans la poésie nationaliste Kker a mmi-s Umazi, de Idir Aït Amrane (1945) et dans un essai à caractère politique, Le message de Yougourtha, de Mohamed Cherif Sahli (1947) etc.», signale Mme Benbrahim. Jugurtha a intéressé ses descendants, autant Algériens, que Tunisiens, qui voulaient s'approprier le combat du guerrier. Mais le mythe tenace a épaté des auteurs occidentaux, français mais pas seulement. Rimbaud lui a consacré un poème fervent en latin, Henry Wordsworth Longfellow, poète américain, s'y est également intéressé. «La personnification qu'en fait Kateb Yacine n'est pas celle d'Assia Djebar. Celle d'Henri Kréa n'est pas celle de Jean Amrouche, non plus. Si Jugurtha représente la résistance et le refus pour les uns, pour d'autres il symbolise l'identité et la personnalité nord-africaines», constate Nabil Boudraa, professeur de lettres françaises et francophones à l'université d'Oregon State University (Etats-Unis) (voir entretien). A l'indépendance de l'Algérie, le résistant berbère est l'un des rares personnages de l'antiquité amazigh à être cité dans les ouvrages, les manuels d'histoire et même les opposants à la dimension amazighe du pays admettent la valeur de la résistance de Jugurtha. Le personnage «associé à la redécouverte des racines amazighes qu'il faut valoriser face à une politique de rejet de la dimension amazighe du pays, Jugurtha, personnage patrimonial depuis la résistance à la colonisation, retrouve une nouvelle fonction, celle de servir de référence à la revendication identitaire, à partir de la fin des années soixante, son nom revient à nouveau dans la poésie chantée, Ur ri ansi d-kki, texte de Benmohamed interprété par Idir», fait remarquer Malha Benbrahim-Benhamadouche. Le mythe entretenu par les opprimés mais aussi par les institutions de l'Etat doit-il être combattu ? Pondéré, Arezki Metref met en garde sur le danger de la mystification réel concernant un personnage aussi peu connu que Jugurtha, un résistant mais aussi un homme de pouvoir qui n'a pas hésité à tuer ses adversaires mais aussi à corrompre pour garder son pouvoir. Selon Metref, «une approche historique même avec l'indigence des sources, dont il a été question lors du colloque de Annaba et d'autres rencontres, s'impose dès lors que nous décidons de vouloir nous voir tels que nous sommes et de nous assumer». L'écrivain et chroniqueur fait une recommandation, reprise par les participants : poser une plaque enfin dans la prison du Tullianum où a séjourné un autre héros, celui des Gaulois, Vercingitorix. Jugurtha le vaut bien.