Le roman L'Etranger d'Albert Camus reste l'une des œuvres les plus étudiées et des plus commentées au monde. Son succès commercial ne se dément pas au fil des années et elle vient de franchir la barre des dix millions d'exemplaires vendus depuis sa parution en 1942. Lors du centenaire en 2013 de la naissance du prix Nobel de littérature 1957, la machine éditoriale s'est mise en branle pour publier une série d'œuvres autour de l'événement, dont Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud. Mais jusqu'à présent, aucun essai ne s'est attelé à voir comment ce roman a été écrit ? Quelles sont les influences subies par l'auteur et les éléments puisés dans la réalité pour construire cette fiction ? Pour répondre aux questions que peut se poser un lecteur ou un spécialiste, l'américaine Alice Kaplan vient de publier En quête de l'Etranger. Sur plus de 250 pages, elle arbore la casquette de l'enquêtrice nourrie par les diverses théories de l'histoire littéraire et des sciences sociales afin de reconstituer l'épopée d'un roman pas comme les autres. Pour mener à bien son enquête, elle visite les lieux qui ont compté dans la rédaction du roman. Ainsi, on la suit de Paris à Alger et de Lyon à Oran. Elle décortique par ailleurs les carnets intimes et la correspondance de l'écrivain ainsi que la presse de l'époque. Elle relit les articles de Camus publiés dans les journaux où il a travaillé. Au fil des pages, on a l'impression de regarder par-dessus l'épaule de Camus et voir l'œuvre prendre forme. Et, comme dans les rites païens, la genèse de L'Etranger est venue d'une sorte d'autodafé organisé par l'auteur lui-même. En effet en 1939, il décida de brûler dans sa cheminée cinq ans de sa correspondance. Tel un phénix, des cendres d'un amour tumultueux, l'auteur prendra son envol dans le ciel plus au moins clément de la littérature et de la philosophie. Mais au commencement, il y avait donc ce roman écrit au Télemly à Alger, dans «la maison devant le monde», un havre de paix où l'amitié n'était pas un vain mot. Camus vivait heureux et insouciant avec ses amis. Ce roman non publié avait pour titre La mort heureuse. Jean Grenier, son professeur et maître à penser, auquel il le fait lire, donne un avis défavorable. Il montre à travers son avis tranché que la complaisance ne fait pas bon ménage avec la littérature. Qu'à cela ne tienne, Camus, auréolé de ses précédents succès avec L'Envers et l'endroit et Noces, comprend que le roman est un art difficile et il se remet rapidement à l'ouvrage. Tout s'écrit d'abord dans sa tête. A côté de ce travail mental, il y a le griffonnage sur des bouts de papier. Des phrases, des expressions ou des idées, tout est bon pour être noté. Camus, devenu rédacteur en chef d'Alger Républicain en 1938, grâce à Pascal Pia, est attentif à tout. Il fréquente les tribunaux, se délectant des affaires jugées qu'il chronique. Comme tous les grands reporters devenus écrivains, des choses s'impriment dans un coin de la tête pour devenir ressource de la fiction. Les rencontres aussi et leur lot d'anecdotes enrichissent l'imaginaire de l'auteur. Il ne s'agit pas pour nous de dévoiler ici toutes les trouvailles concordantes et plausibles de l'enquête d'Alice Kaplan. Les preuves qu'elle apporte sur l'écriture des chapitres et cette fameuse phrase inaugurale de l'incipit deviennent claires et limpides dans l'esprit du lecteur. Albert Camus donne l'impression d'avoir agi comme un peintre adepte du collage. A partir d'éléments hétéroclites, il a pu créer une fresque cohérente, lisible et novatrice. Et c'est dans une chambre assez quelconque d'un hôtel miteux de Montmartre, à Paris, qu'il achève son roman. Il est euphorique mais par pour longtemps car les Allemands débarquent dans la ville-lumière. Le manuscrit va l'accompagner dans son périple à travers la France. Camus participe à l'exode en zone libre et continue à Lyon son travail de rédacteur au Soir de Paris. La ligne éditoriale du journal qui dévie avec son inféodation au régime de Vichy lui font prendre le chemin du retour à Oran. Le pays natal est loin du tumulte et Camus, comme à son habitude, habité par le doute, doit faire lire son manuscrit par ses proches avant d'envisager un éventuel envoi aux éditeurs. Son professeur Jean Grenier lui donne un avis mitigé, teinté de jalousie car ayant vu peut-être dans ce manuscrit l'affranchissement futur de l'élève de la tutelle du maître à penser. Son ami Pascal Pia, en revanche, montre un enthousiasme sans limite et se propose même de placer le roman chez l'éditeur parisien le plus connu. Ainsi, Jean Paulhan, éditeur chez Gallimard, se dit favorable à la publication de ce roman avant même d'avoir lu le manuscrit. Un autre lecteur prestigieux, à savoir André Malraux, se montre aussi intéressé. Il intervient même par ses conseils pour influer sur la version finale de L'Etranger. Ses critiques précises et les ajustements qu'il propose de faire à Camus sont pris en compte par l'auteur. Enfin, le roman plaît à Gaston Gallimard. Moment émouvant de cet essai lorsque Alice Kaplan retrouve le fait divers qui aurait été rapporté à Camus sans autre détail que le meurtre d'un Algérien par un Français sur une plage. En restituant l'identité de la victime, désignée dans le roman par «l'Arabe», on sent que l'essayiste veut en quelque sorte la réhabiliter et lui offrir une sépulture symbolique. Alice Kaplan, En quête de l'Etranger, essai. Gallimard, Paris, 2016.