Un vers du poète français Paul Eluard a hanté toute ma jeunesse : «Je ne m'endormirai que si d'autres s'éveillent.» Il m'a aidé et m'aide encore à passer des nuits blanches à noircir du papier. En vérité, ces mots incarnaient l'idée de relève. Aussi, apprendre que la bouquinerie algéroise de Si Mouloud, doyen de la profession, décédé le mois dernier, reprend avec son petit-fils qui l'aidait déjà, me remplit de joie (Aux Etoiles d'Or, 74 C, rue Didouche Mourad). Idem pour l'ouverture d'une nouvelle bouquinerie à Oran que notre confrère Akram El Kebir relatait dans notre édition de samedi dernier (Le Livre de Sable, 9, rue Max Marchand. Autre annonce clandestine que Wahiba, notre chère responsable de la publicité, me pardonnera). Le jeune Salim Djouhri, qui exerçait déjà dans la rue à Sidi Bel Abbès avant de prendre pignon à Oran, nous a écrit pour partager cette belle anecdote : «La plus grande surprise de ma jeune vie de bouquiniste. Ce matin, au moment d'ouvrir, je trouve quelqu'un près du magasin. Je le salue et il me rend mon salut puis me dit : c'est toi le bouquiniste ? Je réponds : oui. Il me dit : j'ai lu l'article d'El Watan et suis venu spécialement pour te voir et voir la bouquinerie, j'habite à Ouargla. Je suis resté sans voix. Tu es venu de Ouargla ? Oui. Et tu as déjà visité Oran ? Non, c'est la première fois que j'y mets les pieds. J'ouvre la boutique et il reste émerveillé, il me dit que beaucoup de titres l'ont interpellé via la photo de l'article. Je lui dit : mets-toi à l'aise et sers-toi. Il prend pour dix mille dinars de livres (Artaud, Blanchot, Swift, Pasternak, Bradbury, Brontë...). Il met les livres dans son sac et rebrousse chemin. Je lui demande s'il compte passer la nuit. Il me répond : non, je rentre illico !» Pour ceux qui séchaient les cours de géographie, Oran-Ouargla, c'est 690 km. Le même jour, le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, réunissait, entre autres, les directeurs de bibliothèque. Selon la dépêche APS qui résume la rencontre, le ministre a exprimé toute son insatisfaction. Deux chiffres révélateurs ont été avancés : 600 et 70 000. Le premier concerne le nombre de bibliothèques publiques, et le second, le nombre total d'adhérents ! Pour ceux qui suivaient les cours de calcul, cela donne un peu moins de 117 adhérents par bibliothèque. Un chiffre dérisoire au regard des investissements consentis et des objectifs de lecture publique. La bouquinerie de Si Mouloud (13 m2) accueille sans doute plus de monde chaque jour ! Passant lundi à la radio, Fatiha Soal, libraire et ancienne présidente de l'ASILA (Association des libraires algériens), affirmait à la fois sa crainte de voir le lectorat disparaître et sa conviction du rôle indispensable des bibliothèques (et de l'école !). Il y a là un grand enjeu culturel mais pas seulement. L'Algérie ne s'éveillera vraiment que si ses bibliothèques ne s'endorment pas.