Rares sont les films qui ont de telles longévités assorties d'un succès jamais démenti. Encore plus rares sont ceux qui ont eu – toujours aussi longtemps – de telles interactions avec l'actualité. Le mois dernier, «La Bataille d'Alger» de Gillo Pontercorvo était à l'honneur à la 54e édition du Festival international du cinéma de New-York (Lincoln Center) parmi quelques œuvres ayant marqué l'histoire du septième art. Cinquante ans auparavant, à sa sortie en 1966, il était à l'affiche de ce même festival pour sa 5e édition. Depuis, il n'y a presque pas de mois qui ne passe sans qu'il ne soit programmé quelque part dans le monde : festival, séminaire, université, centre de recherche, etc.). C'est aussi l'un des incontournables des cinémathèques, ciné-clubs et écoles de cinéma. En 2004, il est ressorti sur les écrans aux Etats-Unis dans près d'une quinzaine de villes (New-York, Los Angeles, Chicago, Washington…), recevant un accueil public et critique étonnant pour un film en noir et blanc vieux de 38 ans. Il avait généré alors des recettes estimées à plus d'un demi-million de dollars. Pour le cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie en 2012, il avait été projeté par de nombreux festivals aux Etats-Unis et dans le monde. En Algérie, le film a été projeté d'innombrables fois à la Cinémathèque et dans les festivals, de même qu'à la télévision. En juillet 2007, l'Institut culturel italien d'Alger avait invité aux côtés de Yacef Saadi, la veuve du réalisateur, Maria Pontecorvo qui avait participé au film en tant que script, leur fils Mario et le monteur du film, Mario Morra. En juillet dernier, la 9e édition du Festival international d'Oran du Film avait mis à l'honneur le film. Aujourd'hui, faute d'un chiffre établi, on peut affirmer que «La Bataille d'Alger» doit totaliser des millions de spectateurs dans le monde. En 2015, dans le Top 500 des meilleurs films de tous les temps, résultant d'un vote de 10.000 lecteurs du magazine américain Empire, de 150 grands réalisateurs d'Hollywood et de 50 critiques influents, le film de Pontecorvo figure à la 120e place. Et vous seriez étonnés de découvrir le titre des 380 œuvres qu'il précède dans ce classement entre chefs-d'œuvre et superproductions. Cette année encore, sur la base des votes de 846 professionnels du cinéma sollicités par le British Film Institute, le classement des 50 meilleurs films de l'histoire du cinéma publié par la revue Sight & Sound inclut «La Bataille d'Alger» à la 48e place. Il est devenu une des œuvres majeures du XXe siècle. Alors que je me trouvais en reportage à Bombay en 1987, j'ai rencontré un confrère du Hindoustan Times qui avait fait ses études à New-York. A peine les présentations faites, il me parla de «La Bataille d'Alger» qu'il avait vu plusieurs fois dans une petite salle du quartier noir d'Harlem qui le programmait depuis plusieurs années.
Nous étions à Juhu Beach, là où «se passe la fameuse photographie du Mahatma Ghandi marchant sur la plage avec son bâton de pèlerin et, de là, la magnifique baie de Munbaï, nom indien de la mégapole, inspira à mon compagnon une comparaison avec la baie d'Alger. Je lui demandais où il avait pu la voir. «Mais dans le film !», répondit-il avec un accent d'évidence. Je n'avais pas souvenir que l'on voyait la baie d'Alger dans le film. Ce jour là, j'ai compris que «La Bataille d'Alger» n'était pas seulement un film sur un épisode de la guerre de libération nationale mais une porte d'entrée pour la découverte de l'Algérie. A maintes reprises, j'ai pu constater à l'étranger combien «La Bataille d'Alger» était devenu une affiche de notre pays tant pour son histoire que sa géographie, son peuple ou sa culture. Une affiche sans doute vieillotte aujourd'hui mais qui n'a pris que quelques rides et a le mérite d'exister quand nous n'avons pas encore réussi à en imposer de nouvelles qui aient la même amplitude et la même force. Ce film combine tellement de caractères uniques ou exceptionnels. En effet, combien de films historiques peuvent se prévaloir d'avoir été tournés moins de dix ans après les faits réels ? Quel autre film du genre peut porter sur son affiche un nom qui regroupe à la fois les fonctions de coproducteur, quasiment de coscénariste et d'acteur tout en étant celui d'un acteur réel de l'histoire portée à l'écran, à savoir Yacef Saadi, chef de la Zone autonome d'Alger ? Sans compter qu'au delà de sa personne, la majeure partie de l'équipe algérienne (assistants, techniciens, acteurs), avait vécu de manière plus ou moins directe cette guerre et que la population de la Casbah, encore marquée quatre ans après l'indépendance, avait fourni les figurants ? Quel autre film d'histoire a été envisagé au moment des faits puisqu'avant l'indépendance, Gillo Pontecorvo avait déjà envisagé de le réaliser sous le titre de «Paras» en y faisant jouer Paul Newman. Il était d'ailleurs venu à Alger mener une enquête journalistique à la Casbah avec l'écrivain Franco Salinas. Quel autre film historique a pu être tourné dans les décors réels de son déroulement qui portaient encore les traces de la guerre ? Même les véhicules, armes et uniformes des soldats français étaient réels et avaient été récupérés par l'armée algérienne qui a contribué largement à la production. Enfin quel autre film de l'histoire du cinéma portant sur l'histoire s'est trouvé autant plongé dans l'histoire qui a suivi sa sortie ? Dès ses débuts, «La Bataille d'Alger» s'est trouvé mêlé à l'actualité. En juin 1965, les Algérois trouvèrent à leur réveil des chars postés dans les rues. Ils crurent qu'il s'agissait du tournage du film annoncé par les journaux. Il s'agissait en fait de la prise du pouvoir par le colonel Boumediène et, aussi intelligent et rusé qu'il était, peut-être avait-il prévu ce télescopage de la réalité et de fiction ? Mais le tournage se poursuivit avec sa bénédiction puisqu'il aurait assisté au cinéma L'Afrique à une projection privée de la version pré-montée du film avec plusieurs responsables du nouveau régime. En France, «La Bataille d'Alger» a été un révélateur des crispations autour de la guerre d'indépendance. Lorsque le film reçoit le Lion d'Or à la Mostra de Venise en 1966, la délégation française se retire du festival et le film est vertement critiqué. A droite, Le Figaro affirme qu'il mérite «tout au plus une médaille de chocolat». A gauche, Le Nouvel Observateur considère ce prix comme «une espèce d'affront public» et Pontecorvo comme un «cinéaste de série Z». Quant au Monde, il se focalisera sur les opinions politiques des membres du jury. Ces positions n'évolueront pas lorsque le film recevra le Prix de la Critique à Cannes et sera nommé aux Oscars. L'interdiction du film durera jusqu'en 1970. Trois cinémas parisiens le programment mais le retirent vite devant les menaces et manifestations de rapatriés et militants d'extrême droite. En 1971, deux salles (à Paris et dans le Jura) seront attaquées au cocktail Molotov et le film restera censuré à la télévision jusqu'en 2003, année de l'Algérie en France. Dans le monde, le film deviendra un classique des révolutionnaires de toutes obédiences. A Harlem, il fut visionné par de nombreux leaders et militants des mouvances afro-américaines dures : Black Power, Nation of Islam, Blacks Panthers… Il aurait connu aussi l'intérêt plus lointain des guérillas de l'Amérique Latine. Les bureaux des mouvements d'Afrique et d'ailleurs qui se trouvaient à Alger, qualifiée alors de «Mecque des révolutionnaires», servirent aussi de relais à la notoriété du film envisagé par eux comme un manuel cinématographique du combat clandestin. Mais, à contrario, dans des camps tout à fait opposés, le film fut abordé comme un manuel de répression. Des experts français s'en sont servi pour enseigner les techniques contre-révolutionnaires aux forces armées sud-africaines durant l'Apartheid. On imagine qu'au même moment des militants de l'ANC le regardaient aussi ! En 2003, une projection eut lieu au Pentagone pour des officiers d'Etat-major et des «civils». Le porte-parole déclara au New-York Times qu'il s'agissait «de provoquer une discussion informée sur les défis auxquels les Français ont du faire face». Il s'agissait bien sûr d'étudier ces défis à la lumière de l'occupation américaine en Irak. Que le film ait pu être considéré, apprécié et utilisé par des parties antagoniques constitue une des nombreuses questions que pose le film. Le caractère didactique de plusieurs de ses scènes (notamment quand le colonel Mathieu, schémas à l'appui, décortique pour ses officiers la structuration des réseaux du FLN) peut expliquer cet intérêt apparemment contradictoire. Mais, au delà de la reconstitution des faits historiques, le film porte en lui une charge émotive et une intensité artistique. Même les maladresses des comédiens qui sont pour la plupart des non-professionnels deviennent des éléments de conviction. Certains critiques ont rattaché ce film au cinéma-vérité mais il porte indéniablement la marque puissante du néo-réalisme italien dans lequel Gillo Pontecorvo a baigné. Ce mélange de froideur documentaire et de bouillonnement de vie qui caractérise ce genre se voit de plus appliqué à une fresque immense aux multiples tableaux et personnages. «La Bataille d'Alger» n'a pas fini de livrer ses secrets et, depuis sa création, il fait l'objet de nombreuses thèses ou réflexions universitaires dans le monde. Stephen J. Whitfield, docteur en histoire à l'Université Brandeis du Massachussetts, affirme : «Que l'on soit de gauche ou de droite, de 1965 à nos jours, ce film ne cesse de fasciner». Sa présence emprunte parfois des chemins étonnants. Dans le film «Inglorious Basterds» (2009) de Quentin Tarentino, avec Brad Pitt et Mélanie Laurent, on se rend vite compte que la musique du film est celle de «La Bataille d'Alger». Dans un autre film américain, «Starting out in the evening» (2007), les dissonances d'un couple sont montrées au moment où ils doivent choisir un film. Elle veut voir «Les demoiselles de Rochefort» et lui, «La Bataille d'Alger». On peut signaler aussi que la première saison de la fameuse série «Game of Thrones» a été réalisée par le fils de Gillo Pontecorvo qui avait accompagné son père à Alger lors d'une visite incognito en 1992, la dernière. Utilisé par les uns ou les autres, «La Bataille d'Alger» continue de toucher les grands publics. C'est le cas des Algériens pour lesquels il demeure souvent un témoignage fort et inégalé de la guerre de libération nationale et de son essence populaire même s'il n'en décrit qu'une partie. Mais quel film pourrait à lui seul condenser une dynamique historique aussi large et profonde ?