L'affaire qui oppose trois enseignants au directeur de l'Ecole nationale supérieure d'agronomie (ENSA) soulève des lièvres. Depuis le début du mois, les professeurs Aïssa Abdelguerfi et Rosa Issolah dénoncent un «licenciement abusif» pour ce qu'ils qualifient de «délit d'expression». Pour sa part, le professeur Nadjia Zermane attend toujours la décision du conseil. Sonnant le glas de la protestation, ces enseignants ont écrit des brûlots sur certains supports médiatiques et fait circuler une pétition sur la Toile, signée par plus de 400 sympathisants dont des professeurs de renom activant dans des universités algériennes et étrangères. Rassemblés devant le ministère de l'Enseignement supérieur ce lundi, ils s'élèvent contre la décision de la commission disciplinaire de l'ENSA d'infliger aux deux professeurs une sanction de quatrième degré pour «avoir dénoncé des dysfonctionnements» graves. Venu à la rédaction avec deux enseignants et responsables de l'établissement, le directeur de l'ENSA dément avec insistance l'information : «C'est faux. Ils ne sont pas encore licenciés. Ils ont reçu la notification du PV de la commission disciplinaire. Ils ont un mois pour faire recours. D'ailleurs, s'ils étaient vraiment licenciés, pourquoi ont-ils reçu la moitié du salaire de base du mois de novembre ? Un licenciement n'ouvre pas droit au salaire», atteste le très procédurier Lakhdar Khelifi. A la contestation de la teneur de la sanction proposée par la commission, pour des griefs tels que «incitation à la déstabilisation de l'établissement», «faux et usage de faux», «diffamation et mensonge par voie de presse»…, M.Khelifi fait valoir l'article 161 de l'ordonnance 03-06 de 2006 portant statut général de la Fonction publique ainsi que les articles 48 et 52. Mais avant de réfuter carrément la décision de la commission de discipline, les protestataires ont dénoncé un vice de procédure caractérisé par l'absence de convocation et la tenue de la commission de discipline sans leur présence. Présentant un lourd volume de quelques centaines de pages, «c'est le dossier de l'un des professeurs protestataires», Lakhdar Khelifi dévoile les copies des PV de la notification de l'huissier de justice. «J'ai envoyé un courrier aux trois professeurs le 5 novembre dernier. L'huissier a fait le déplacement et ses PV datés du 6 et du 9 du même mois constatant leurs absences font office de preuve. S'ils ne réceptionnent pas les lettres recommandées et les courrier de convocation, ce n'est pas mon problème», déclare le directeur. Selon ce dernier, depuis le 9 octobre, les professeurs sanctionnés ne se seraient pas rendus à l'ENSA. Lors du rassemblement de lundi, le professeur Abdelguerfi rétorquait à cet argument d'absence celui de suspension. En fait, l'acte qui a mis le feu aux poudres est un courrier adressé par les professeurs Abdelguerfi, Issolah et Zermane à la présidence de la République. Les procédures Passant rapidement sur une copie jointe au dossier, M. Khelifi avoue que c'est la goutte qui a fait déborder le vase. «J'étais en vacances lorsque le ministère m'appela en urgence, le 26 août. Le courrier adressé à Ahmed Ouyahia est plein de fausses informations et de manipulations de photographies. En substance, les rédacteurs proposent de me mettre en prison. Ils demandent à mettre à la tête de l'ENSA un directeur digne de répondre à la sécurité alimentaire du pays. C'est leur unique revendication», assure-t-il. Devant ce fait jugé «gravissime», Khelifi réunit le conseil de direction le 5 septembre, qui décide de remettre le dossier au comité d'éthique et de déontologie. Il est ensuite présenté à la commission paritaire disciplinaire qui a «dénoncé à l'unanimité les agissements irresponsables de ces enseignants ». Et pour toute ces mesures, le directeur de l'ENSA présente des documents dûment signés et des constats d'huissier assurant que les professeurs ont toujours été mis au courant des démarches sans jamais répondre aux convocations. Interrogé sur le fond du problème, le directeur de l'école affiche la mine du pris au dépourvu. «Cette campagne a débuté dès mon installation à la tête de l'école, en 2015. On m'a accueilli avec un piquet de grève, le premier jour», déclare-t-il, avant d'énumérer les griefs retenus par les professeurs contestataires contre lui : «Ils ont commencé avec le jardin botanique. Je peux dire (il montre encore des documents) que la décision de mettre une partie du jardin — qui n'est plus ce qu'il était — à la disposition du chantier d'utilité publique pour le métro d'Alger avait été signée par mon prédécesseur. Avec cette polémique, j'ai refusé de signer. Et maintenant, heureusement, je suis déchargé du dossier. Il est entre les mains du ministre de l'Enseignement supérieur.» Au sujet des «graves dépassements», passe-droits et autres dysfonctionnements dénoncés par les professeurs Abdelguerfi et Issolah, M. Khelifi cite d'abord le cas des 20 bacheliers inscrits en 2015 sans avoir eu la moyenne requise. Les justifications «C'était un cas particulier. Il s'agissait de faire face à la double cohorte de bacheliers de cette année-là. Nous avons tout fait dans la transparence totale. Ces bacheliers étaient sur liste d'attente. Une commission dont faisait partie un des professeurs dénonciateurs avait décidé de les intégrer, sous réserve d'une dérogation du ministère. Cette liste a été acceptée telle quelle par la tutelle pour combler le déficit et répondre à une urgence», explique le responsable de l'établissement, qui dénonce le qualificatif de «privilégiés» resté collé à ces jeunes étudiants. Il tient à préciser que sur ces 20 étudiants inscrits, aucun échec n'a été noté. Quant aux quatre doctorants inscrits sans concours, le directeur explique qu'à l'instar d'autres établissements, l'ENSA a reçu ces chercheurs de l'Institut national algérien de recherche agronomique (Inraa) «dont le grade est appelé à disparaître». «Le conseil scientifique de l'école a émis un avis favorable à leur inscription. Je rappelle que nous avons réagi à un arrêté ministériel. Il y a eu des réserves lors du conseil. D'ailleurs, le professeur Abdelguerfi était présent. Il avait sa position», développe le directeur. Pour conclure, Lakhdar Khelifi se dit très touché par les attaques personnelles dirigées contre lui : «On m'a attribué des actes qui ne sont pas les miens. Il y a eu diffamation. J'aurais pu recourir à la justice et j'ai toutes les preuves et les arguments pour le faire. Mais je ne voulais pas répondre à ces accusations pour ne pas alimenter les polémiques. Je n'attaque aucun collègue et si cela devait se passer, pour le bien de l'établissement, je préfère être le fusible qui saute.» Et de regretter qu'au lieu de s'intéresser aux véritables défis, telle la sécurité alimentaire du pays, «qui n'est du ressort ni du directeur de l‘école ni des scientifiques uniquement et encore moins des enseignants», qu'il soit confronté à ce genre de problèmes. «Regardez ce lourd dossier. C'est une thèse que je devrai soutenir devant le ministère si les professeurs font recours de la décision de la commission de discipline. Croyez-moi, jamais je n'ai eu pour objectif de les licencier. Ils se sont absentés durant 33 jours alors même qu'on les sollicitait. J'aurai pu faire valoir l'abandon de poste. Et mes prérogatives me permettent encore d'autres recours», conclut-il.