Enfant d'Alger, nourri aux principales sources musicales de cette ville, c'est-à-dire le chaâbi et l'andalou, je me suis attardé sur la question de la spécificité de l'art cher à El Anka par rapport à celui de la nouba. Cette question, pour quelqu'un qui a toujours vécu au sein de ces musiques modales et de leurs couleurs, pouvait paraître légère, car sa réponse était claire. Qui pourrait encore aujourd'hui confondre les deux styles ? Pourrait-on se méprendre sur Dahmane Ben Achour et El Anka dans leur interprétation d'El Meknassia, Abdelkrim Dali et cheikh Mekraza dans la qacida d'El Kaoui ? Il est clair que la démarcation entre les interprètes pour une même chanson était évidente. Mais quelle était cette démarcation, quelle était la limite entre ces deux styles ? Il n'est peut-être pas sans avantages de rappeler qu'El Mahroussa, c'est-à-dire la ville d'El Djazaïr, a su à chaque fois imprimer sa personnalité aux différents courants propres aux muses qui l'ont traversés. Il en est ainsi de la musique cenaâ (andalou algérois), réfugiée sur ses rives et en qui elle insufflera l'âme de sa propre mémoire millénaire, celle de ses joies et de ses souffrances contenues dans une nouvelle forme d'interprétation. Elle l'enrichira ensuite par des compositions inédites, propres à son terroir algérois, dérivées de la musique savante : ainsi sont les inqilabate, les aroubiate et autres qadriate que nous devons à des générations d'êtres d'exception que malheureusement l'histoire n'a retenu que la production de leur esprit fécond. Pour le bonheur de tous, il n'en a pas été ainsi pour un autre genre musicale ; celui qui finira par se confondre dans le souffle lui-même de la ville d'Alger avant de conquérir les autresespaces : le chaâbi produit et œuvre de plusieurs artistes dont le génie culminera dans la personnalité du phénix El Hadj M'hamed El Anka. Comme toutes les personnalités à la destinée exceptionnelle, il était doué de grandes qualités. Au XXe siècle s'affrontent plusieurs courants de pensée et désormais la marche inéluctable des idées de liberté portées par la société algérienne et à sa tête de grandes personnalités que rencontrera El Anka ; musiciens, lettrés ou simples mécènes accompagneront le maître dans sa quête de la perfection musicale et donneront un sens et une clarté au chemin suivi. El Anka élargira son répertoire qui comprendra outre les qaçaïde héritées de son maître cheikh Nador, ceux des maîtres du haouzi et du aâroubi qu'il va parfaire auprès de maîtres de la cenaâ tels cheikh Saïdi et autres Sid Ahmed Lekhal (1885 - 1945) tout en s'inspirant de la diva Maâlma Yamna. Sa prodigieuse mémoire va également lui être salutaire dans son apprentissage de la nouba et surtout de certains mouvements de celle-ci qu'il va désormais inclure dans sa toute nouvelle conception de l'art à qui il va donner naissance. Fort de toute cette expérience et sensible aux critiques apportées par B'nou Zekri pour une pureté de la langue et de l'élocution et du savoir qu'il lui prodigue, El Hadj El Anka s'engage résolument dans la voie qui était la sienne. Un réajustement orchestral devait accompagner dès la fin des années 1920 cette vision. Reléguée à un rôle secondaire, la derbouka était dorénavant la pièce maîtresse de l'orchestre qu'excite le tout nouveau maître de séant, le mandole adapté aux exigences de l'heure. Le tambourin (tar) et les banjos appelés djenah (aile), complétaient la formation de base qui pouvait évidemment être élargie à la mandoline, la flûte et le violon. Un autre bouleversement va s'attacher au chant lui-même. Il est tout à fait clair que les qualités d'un chanteur ou du meddah de l'époque, en l'absence de moyens d'amplification du son, devaient entre autres comprendre la puissance vocale. On y remédiait par le choix d'une tonique haute que ne pouvait atteindre que ceux dont la tessiture naturelle était dans l'intervalle requis. Ce qui n'était certainement pas le cas de tous les meddahine et devait occasionner des dégâts sur les voix en raison des efforts fournis au-delà des potentialités intrinsèques du chanteur. Quelques enregistrements de cette pratique, ceux d'El Anka notamment, nous sont parvenus. Le maître va définitivement adopter dans toutes ses interprétations l'intervalle musical médian, ce qui lui permettra de mettre à profit toute la subtilité de sa voix de baryton au service de l'émotion que véhiculent les textes et le contexte historique. Mais peut-être que son plus grand génie, outre sa proposition d'une nouvelle interprétation du « medh et du meghrabi » était celui d'avoir compris que notre culture était celle du cercle, de la séance, du diwan et de la nouba. Le nouvel art devait inexorablement avoir des contours, une forme et un contenu sémantique comme le sont les hadrate des confréries religieuses et celles auxquelles il assistait à Sidi Abderrahmane ou encore ces séances savantes des noubate algéroises. Outre son appui sur les modes propres à la musique classique algérienne, la pratique musicale verra l'introduction d'une véritable codification, usitée encore de nos jours, construite sur la succession de mouvements qui s'accélèrent dans leur progression jusqu'au final voulu par le cheikh et qui sera le point d'orgue d'un nouveau départ. Dans un carrousel presque sans fin, se succèdent touchia et incirafate, h'waza et aâroubiate, q'çaïd et khlassate. Cette véritable halqa (séance) musicale, née de l'esprit d'El Anka, sera appelée chaâbi, en 1946, par Boudali Safir. Le monde andalou algérois s'appuie sur le même corpus patrimonial populaire et sur les mêmes rythmes que le chaâbi. Pourtant, aucune confusion n'est permise entre les deux genres. C'est là que se situe la principale démarcation, introduite par El Hadj M'hamed El Anka, qui est celle de l'interprétation. Une recherche particulière de l'ornementation et de l'accentuation vocale affranchies non seulement de celles de ses maîtres mais également de celles de la cenaâ. Le mandole n'est plus un élément accompagnateur, il fait corps avec la voix dans une harmonie qui peut paraître agressive, à contretemps défiant les lois du rythme, mais dont les cycles sont à chaque fois ralliés lorsque tout nous semble déphasé. Le banjo sera également l'âme qui nous rappellera le gnibri qu'il a été et désormais le compagnon indéfectible, en chaïb ou en ch'bab (banjo guitare et banjo ténor) du maître, le viril mandole. A travers cette nouvelle conception de la musique citadine, c'est en fait notre propre reflet que nous fait miroiter El Anka et qui expliquerait l'engouement que connaîtra cet art nouveau auprès de la jeunesse de l'époque et de la société algérienne à l'aube du IIIe millénaire. De Mostaganem à Sougueur, de Annaba à Khemis Miliana, de Blida à Skikda, d'Alger à Paris et autre ailleurs, un égal respect accompagne la simple évocation du vocable chaâbi désormais écrit en lettres d'or, grâce à cette génération de talentueux interprètes qui l'ont fait connaître hors des frontières de notre pays mais surtout à la force qu'il représente et à sa vitalité dans le concert des musiques du monde. Nour Eddine Saoudi. Musicologue et interprète